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« L’enfer c’est les autres », ce mot de Sartre résonne à nos oreilles pour nous interroger sur la question de la confiance, de la confiance en soi, de la confiance en autrui, et de la confiance en Dieu. Si l’on s’attache à la lettre de cette première semaine des exercices spirituels, comme nous avons essayé de le faire la dernière fois, je dois bien avouer que nous sommes quelque peu déboussolés quant à la confiance : nous avons foi, c’est-à-dire confiance, en Dieu, nous doutons de nous tant et tant que l’on peut se demander comment nous pourrions toujours avoir confiance en nous-même, après avoir traversé tant et tant d’humiliation et d’affliction, contemplant le monceau d’erreurs, de péchés, que nous semblons sans cesse commettre, et nous nous demandons comment avoir confiance en autrui, sachant qu’autrui est tout autant coupable que nous, tout aussi vil pécheur, aux yeux de Dieu. Personne, à ce stade, n’est sauvé ni épargné, surtout pas les exercitants. L’amour de soi lui-même est absolument proscrit (97 : « en repoussant (…) l’amour de soi »). 

La première semaine, nous l’avons vu ensemble, est ainsi consacrée à une longue auto-flagellation, tant physique que morale. Selon l’interprétation qui peut en être donnée, on peut y voir une préparation à recevoir le message de Dieu ou une soumission totale fondée sur le déni de soi et, au-delà même de ce déni, sur le dénigrement volontaire de tout ce qui pourrait apparaître comme un soi propre.

La deuxième semaine s’ouvre sur une métaphore guerrière, le Christ y étant comparé à un roi convoquant ses sujets à la guerre. Celui qui ne voudrait pas suivre ce roi : « combien digne de mépris serait-il pour tous les hommes, et comme on l’estimerait lâche soldat. » Quant au Christ, sa royauté est bien supérieure à celle d’un roi terrestre et s’étend sur le monde entier. Loyola met ces paroles dans sa bouche : « Telle est ma très juste volonté : revendiquer pour moi la souveraineté sur le monde entier, vaincre tous mes ennemis et ainsi entrer enfin dans la gloire de mon Père. »

Les trois premiers jours, la méditation s’oriente à nouveau vers la médiocrité de l’humanité, qui sans le secours du Christ n’a de cesse de se nuire à elle-même : « comment les mortels se nuisent les uns aux autres, se frappent, se tuent, et tous se précipitent en enfer » (108), tout en soulignant notre dévouement à la vie du Christ et en en méditant divers épisodes.

Le quatrième jour, nous sommes invités à méditer sur les deux étendards, celui du Christ, « chef suprême de tous les hommes bons », et celui de Lucifer, « chef des méchants et des adversaires » (138). La notion du mal est ici centrale, puisque la théologie chrétienne, puis catholique, est souligne la puissance sur l’esprit humain, qui s’en rendrait responsable par un amour de soi absolument intolérable tant qu’il n’est pas tourné, tendu, vers le service du Créateur.

L’universalisme du christianisme est très clairement évoqué à cette occasion, le message du Christ roi s’adressant « aux hommes de toute espèce, état et condition » (145). On notera aussi l’incitation à la pauvreté, qui ne manque pas de dénoter comparée aux fastes dans lesquels vivent les papes et les évêques à cette époque, soit en 1548 (Paul III, un Farnèse dont la sœur Giulia était la maîtresse d’Alexandre VI, un Borgia). Il nous faut bien remarquer que les appels à la pauvreté, qui sont alors nombreux, des jésuites aux capucins, contrastent radicalement avec la richesse sans fard de l’Église et en particulier de la curie romaine, d’autant plus que l’attrait de la richesse serait le premier outil utilisé par Lucifer pour séduire.

L’insistance sur « le désir du déshonneur et du mépris », le « rejet de soi-même », continuent d’être les principaux vecteurs d’humilité, ici opposés aux richesses.   

Divers épisodes de la vie du Christ se succèdent ensuite, toujours suivant le même schéma.

 

Trois modes d’humilité sont détaillés après le douzième jour :

Premier mode : respect à la lettre de la loi divine, et en particulier des péchés mortels.

Deuxième mode : ne jamais consentir à aucune faute, quelle que soit ma situation.

Troisième mode : humilité absolue, choisissant toujours de préférence la pauvreté, le mépris de soi et l’indigence volontaire.

 

La description de cette deuxième semaine d’exercices se termine par une parenthèse déclinant les principes à suivre pour l’élection, c’est-à-dire ici le choix, de ce que nous suivrons dans notre vie. Le culte divin et le salut y sont présentés comme la seule et unique finalité de toute élection, donc de tout choix. Tout ce qui peut être considéré comme bon est susceptible d’élection, en accord avec les « manières de vivre de notre mère l’Église ». Les choix, ou élections, peuvent être définitifs (comme le mariage ou l’entrée dans les ordres), ou temporaires (comme l’acceptation ou l’abandon des rentes). 

 

Il est enfin conseillé de faire nos choix en trois types de circonstances : 

  1. « lorsque la force divine pousse tellement la volonté que toute hésitation et même toute possibilité d’hésiter est retirée à l’âme » 
  2. « chaque fois que le bon plaisir divin est assez clairement éprouvé » 
  3. « quand l’âme est tranquille (…) et exerce librement ses capacités naturelles » 

C’est ce dernier point qui est détaillé. Mais avant de l’aborder, je voudrais vous faire remarquer que nous rencontrons une fois de plus une pensée qui n’interroge nullement les pulsions et le désir, qui peuvent alors tout à fait se présenter sous les aspects des deux premiers types de circonstances. C’est au discernement qu’il est fait appel, mais non pas dans les deux premiers cas. Cette pensée, dans le troisième cas, suppose le possible libre exercice du jugement, c’est-à-dire de la raison, dont il est ici implicitement fait référence sous la forme des « capacités naturelles » de l’âme. Nous avons maintes fois remarqué, en particulier pendant les cafés philo, mais ici aussi, que la croyance en un individu rationnel s’articulait toujours avec un déni du champ du pulsionnel et du désir, ici éventuellement transmué en « force divine » ou en « bon plaisir divin ». Nous ne connaissons malheureusement que trop bien les abus auxquels ouvre une telle pensée.

La tranquillité de l’âme, donc, exerçant ses capacités naturelles. Toujours une seule et unique visée, un seul et unique but : la louange de Dieu et le salut de la personne. Une série d’interrogations rationnelles, visant à s’assurer que le but reste le seul critère de jugement de ce qui doit ou non être choisi. « L’affection pour la chose choisie », que l’on pourrait tout aussi bien appeler en langage moderne le désir, mais sans que l’origine de ce désir ne soit à aucun moment interrogée, doit toujours procéder « de l’amour et de la vue de Dieu seul ». 

La conclusion de cette partie revient enfin aux fondamentaux : l’exercitant doit se dépouiller « de l’amour de lui-même ».

Serait-il exagéré de dire que ces deux premières semaines sont un appel à aimer Dieu, tout en évitant à tout prix de s’aimer soi-même ?

 

Nous retrouvons les traces de cette auto-affliction dès les origines du christianisme, dans les évangiles.

Évangile de Luc, 14,26 : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. »

Évangile de Jean, 12,25 : « Celui qui aime sa vie la perd, celui qui hait sa vie en ce monde la gardera pour la vie éternelle. »

« Deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu a fait la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi a fait la cité céleste. » (Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XIV, 28) Ve siècle

Saint Augustin, Sermon 96,5 : « Moins tu aimes toi-même, plus tu es aimé de Celui que tu dois aimer. »

« L’âme est arrivée à un tel oubli de soi qu’elle ne vit plus pour soi, mais pour Dieu ; qu’elle ne parle plus d’elle-même que pour Dieu. » (Saint Bernard de Clairvaux, L’Amour de Dieu, chap. XV) XIIe siècle

Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q.162, a.5 : « Le mépris de soi appartient à l’humilité. » XIIIe siècle

Sainte Catherine de Sienne, Le Dialogue (chapitre 78) : « L’âme, connaissant sa misère, se hait elle-même. » XIVe siècle

A contrario, l’amour de soi n’est préconisé que par la médiation de Dieu :

Saint Augustin, La Trinité, VIII, 8 : « Celui qui s’aime vraiment s’aime en Dieu, et non en lui-même. »

Saint Bernard de Clairvaux, L’Amour de Dieu, chapitre I : « Dieu veut que l’homme s’aime, mais en lui et pour lui. »

Saint Augustin, Trinité, VIII,8 : « Aimer son âme en Dieu. »

Thomas d’Aquin, Somme théologique : « L’homme doit s’aimer en tant qu’il est ordonné à Dieu. »

Cet enseignement du mépris et de l’humiliation de soi me semble propre au christianisme et radicalement opposé à ce qui est prôné par le judaïsme, pour qui tout au contraire l’homme est fondamentalement bon, l’amour de soi est une valeur, et le corps et l’âme sont des dons de Dieu.

 

Lévitique 19,18 (Torah) : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Deutéronome 4,9 (Torah) : « Prends garde à toi et veille soigneusement sur ton âme. »

Talmud, Baba Metsia 62a : « Ta propre vie prend priorité. »

Talmud, Sanhédrin 37a : « Chacun doit dire : Pour moi, le monde a été créé. »

Talmud, Berakhot 10a : « L’âme que tu m’as donnée est pure. »

Midrash Tanhuma, Vayishlach 8 : « Tu es l’œuvre de Dieu ; ne te méprise pas. »

Maïmonide, Mishné Torah, Hilkhot De’ot 3,3 : « Il est obligatoire de prendre soin de son corps, car il est l’instrument qui permet de servir Dieu. »

Rabbi Isaac Louria (ARI) : « Chaque âme a un éclat unique que nul autre ne possède. »

Ce que cette étude comparée de deux religions implique c’est de nous interroger sur la question du mal et sur la question du péché. Pour le christianisme, il ne semble pas y avoir de possibilité d’être dépourvu du mal, nous naissons en quelque sorte dans le mal. C’est la position de Saint Augustin concernant les enfants, mauvais et corrompus dès leur naissance. Ce qui fournit un terrain fertile au développement de l’autorité parentale, mais aussi éventuellement à toutes sortes de conduites parentales que l’on qualifie aujourd’hui de violences éducatives. L’homme, dès sa naissance, doit être corrigé, soit par lui-même soit par les autres, parents ou précepteurs. Pour le judaïsme, il semblerait que nous ne soyons pas tous corrompus dès la naissance, mais que nous naissions avec une double tendance, au bien (Yétser Hatov) et au mal (Yétser Hara). La place du péché originel est ici toute différente et n’impacte pas l’ensemble de l’humanité. Ce n’est pas la soumission à Dieu et la reconnaissance de notre nature de pécheurs qui sont soulignées, comme dans les exercices spirituels d’Ignace de Loyola qui tendent à atteindre la grâce, mais la pratique quotidienne des mitzvot, à savoir le respect de la Loi, comprenant 365 interdictions et 248 prescriptions ou recommandations, ainsi que la repentance, teshouva.

Je terminerai avec un mot sur l’Islam, pour rappeler que dans cette religion l’homme nait pur de tout péché, dans l’état de fitra, ou tension, attraction naturelle vers Dieu. Les fautes sont rachetées par l’examen de conscience et la repentance, tawba. Nous sommes individuellement responsables des erreurs commises.