La position des Cangaceiros, ce groupe de voyous politisés auquel Alèssi Dell’Umbria participa dans les années 80, ne fut jamais celle d’un soutien humanitaire ou humaniste aux prisonniers, ni celle d’un engagement politique pour la reconnaissance de droits spécifiques, des prisonniers ou des travailleurs. Ils n’étaient pour ainsi dire pas concernés par les revendications d’un statut politique pour les activistes emprisonnés, car ce n’était pas leur qualité supposée de « militants » qui les intéressait, mais la prison elle-même, en tant qu’institution, et son refus. Ayant connu la prison depuis l’intérieur, comme détenus de droit commun, ils refusaient qu’elle puisse être mise à distance, rendue abstraite ou légitimée par des distinctions de statut entre prisonnier politique et prisonnier de droit commun. Il ne s’agissait pas d’en améliorer les conditions ou d’en corriger les abus, mais de dénoncer l’existence même de cette forme de pouvoir, de ce qui était alors perçu comme une technologie de dressage social.
En ce sens, ils ne soutenaient pas les prisonniers comme tels, mais en tant que mutins. À aucun moment fascinés par la figure du prisonnier souffrant ou du détenu injustement puni, ils s’attachaient plutôt à ceux qui prenaient l’initiative de briser l’ordre carcéral. Les mutineries exprimaient une rupture révolutionnaire et non un simple appel à la réforme. Contre les médiateurs politiques, les avocats des droits humains ou les administrateurs du malheur social, ils affirmaient qu’il ne fallait à aucun prix réhabiliter la prison, ni distinguer les bons des mauvais détenus, mais remettre en cause la logique même de l’enfermement.
Il n’était d’ailleurs pas rare que ceux qui initiaient ces révoltes dans les centres de détention soient des braqueurs. Ils incarnaient une hostilité de fait à l’ordre établi. Non pas en tant que héros, mais en tant que sujets dont l’expérience incarnée de la violence institutionnelle leur avait appris que la légitimité ne pouvait jamais venir d’en haut. À travers leurs actes, ils exposaient la brutalité nue du système, ils en faisaient vaciller la légitimité. Ce qui intéressait les Cangaceiros c’était de poser des actes qui ne soient pas simplement symboliques, mais exemplaires. C’est-à-dire des actes qui, dans leur matérialité même, exposent, contournent, sabotent les dispositifs de domination, et qui peuvent, pour cette raison même, ouvrir une brèche dans l’ordre social établi.
Ce geste se heurtait de plein fouet à l’évolution du régime politique et économique : une société néolibérale, où la guerre de tous contre tous était devenue la norme, déguisée sous des injonctions à la performance individuelle et à l’autonomie entrepreneuriale. Cette logique concurrentielle s’accompagnait paradoxalement d’une réaffirmation spectaculaire des grands principes abstraits du droit. Tout semblait devoir se passer comme si, au moment même où les relations sociales étaient de plus en plus atomisées, où les protections collectives étaient démantelées, l’État venait re-sacraliser les fétiches de la loi, de la justice et de la démocratie. Ce spectacle du droit ne protégeant personne, il servait à habiller l’arbitraire croissant d’un vernis de légalité.
La société du spectacle suppose des figures de la barbarie, des ennemis désignés, sur lesquels concentrer les affects de peur et de haine. Le rôle de ces figures est de produire le consentement du plus grand nombre à l’ordre dominant, en projetant sur d’autres les causes de leur propre dépossession. Ce sont les barbares modernes — le délinquant, le migrant, le radicalisé — qui justifient a posteriori les dispositifs sécuritaires, les camps, les expulsions, la vidéosurveillance, le quadrillage des quartiers populaires. Le spectacle du terrorisme est, dans cette perspective, bien plus qu’un fait social : il est un rouage essentiel des stratégies étatiques. Il permet l’extension indéfinie des pouvoirs d’exception, la militarisation de la police, l’acceptabilité de l’impunité des forces de l’ordre. Il réorganise la perception même du monde social par ses propres acteurs.
Dans ce contexte, le refus du travail s’inscrivait dans une insubordination plus large. Il ne s’agissait pas seulement de refuser un emploi précaire ou une exploitation trop visible, mais de contester le travail comme forme sociale totalisante, comme manière de fabriquer les subjectivités contemporaines. Travailler, c’est accepter de se plier à une logique d’utilité, d’évaluation, de hiérarchie. C’est aussi, souvent, produire du néant ou renforcer des structures hostiles. À cette fabrique globale, les Cangaceiros opposaient des gestes de fuite, de sabotage, de refus. Non pas comme posture morale, mais comme position politique.
Les luttes étaient alors en train de se compartimenter. Ouvriers, étudiants, sans-papiers, prisonniers, précaires, chacun était renvoyé à une case, à un enjeu sectoriel, à une souffrance particulière, à une identité. Le pouvoir avait déjà compris que pour désamorcer une révolte, il pouvait être utile de l’enfermer dans une identité propre. Pour le dire autrement, et si l’on s’en tient au monde du travail, une lutte sectorielle peut toujours se négocier, tandis qu’une révolte sans visage ne se contrôle pas. Et c’est précisément là qu’interviennent les rackets syndicaux et politiques, dont la fonction est de réinscrire de gré ou de force les subjectivités négatives dans un contrat social. Dès lors que la parole d’un groupe est représentée par une organisation, cette dernière se donne pour mission de stabiliser l’énergie de la révolte, de la canaliser vers des objectifs compatibles avec l’ordre établi. En échange, elle garantit la paix sociale, la docilité des révoltés.
Et cette logique du racket, conceptualisée par certains communistes italiens des années 60, ne se limite pas aux syndicats traditionnels. Toute organisation qui prétend représenter les ouvriers, les femmes, les racisés, agit à condition de figer les identités, et de constituer ses membres comme victimes. En les isolant dans des identités closes, elle les coupe de la possibilité d’un lien transversal, d’une conflictualité vivante. Elle gère leur malheur comme une ressource. Elle en fait un fonds de commerce symbolique. Elle parle à leur place, négocie à leur place, agit à leur place.
Or la communauté des Cangaceiros s’était précisément constituée à partir du refus du travail et de toute assignation identitaire. Ils n’étaient ni des représentants, ni des délégués, ni des témoins. Ils étaient des fauteurs de trouble, des inaptes et des inadaptés, des fuyards, des complices des luttes sociales.
Leur tentative était une tentative de faire circuler d’autres manières de penser les luttes, loin des dispositifs de reconnaissance, de représentation, de spectacle. Car d’après leurs convictions et leurs analyses, ce n’est que dans cette zone grise, hors du droit et du travail, que pourra émerger une force politique véritablement subversive, prête à changer le monde tel qu’il est et tel qu’il ne va pas.