Pour en revenir à Bourgeois et Hegel, la transcendance divine, notamment pleinement dévoilée à travers le mysticisme, est comprise et exposée, par Hegel, donc, comme “déchirant l’existence entre la visée d’un au-delà et la préoccupation ainsi dévalorisée de l’ici.” C’est aussi ce qui distingue la pensée de Hegel de celle de Kant, ce dernier ayant réintroduit la transcendance du divin avec pour conséquence l’assujettissement de la raison absolue à une cause extérieure à elle.
La scission entre le réel et l’idée s’ancre pour Hegel dans une problématique judaïque de la scission.
Nous l’avons déjà énoncé, cette scission s’effectue en plusieurs étapes. Il y a une première scission entre Dieu et l’homme au moment de la sortie du Paradis. Une seconde scission intervient au moment du Déluge, scission cette fois entre l’homme et une nature se manifestant comme hostile. Ce second moment de la scission est aussi un second moment de la scission entre l’homme et Dieu. La conséquence de cette double scission, nous reviendrons plus tard sur le troisième moment, celui de Babel, la conséquence, donc, est une distance instaurée par une fracture : le Tout du réel et de l’idéal n’existe plus que comme tout scindé, entre réel et idéal, chacun incarné par une figure biblique : celle de Noé, que Hegel voit incarner la solution idéale de la scission par l’instauration, ou la restauration, de la domination de Dieu sur la nature et les hommes, celle de Nemrod, ou Nimrod, que Hegel voit incarner la solution réelle, pratique, de la scission par la rébellion contre Dieu.
Dans le cas de Noé, la réconciliation passe nécessairement par la soumission à Dieu. Dans le cas de Nemrod, la réconciliation passe par le rejet de la puissance de Dieu et la réalisation de celle de l’homme.
Mais dans les deux cas, la réconciliation se maintient comme opposition et comme scission, puisque l’homme et la nature restent opposés, la maîtrise de cette dernière passant soit par l’homme soit par Dieu : “tous deux conclurent avec l’ennemi une paix de nécessité et éternisèrent ainsi l’hostilité”.
Hegel compare le récit biblique avec le récit grec de Deucalion, fils de Prométhée, et Pyrrha, femme de Deucalion. Deucalion et Pyrrha survivent eux aussi à un déluge, provoqué celui-là par Zeus, mais pour finir par fonder une humanité nouvelle, qui est à l’origine de la civilisation grecque, dont on sait à quel point Hegel l’avait en estime comme modèle de société en laquelle l’homme réalise toutes ses potentialités.
Il y a d’un côté une solution de la réconciliation qui passe par l’action pratique de l’homme, c’est Nemrod et Deucalion, et une solution qui passe par la reconnaissance de l’altérité radicale de la nature, l’identité première de l’homme et de la nature s’ossifiant dans l’altérité des deux, altérité dont la conciliation ne peut passer que par un troisième terme, le Dieu de Noé et d’Abraham. L’opposition entre la voie de Nemrod et celle d’Abraham est symbolisée dans le récit biblique par l’opposition directe d’Abraham à Nemrod, et par la condamnation d’Abraham par ce dernier, qui le condamne à être brûlé vif.
La voie suivie par Abraham, celle d’une scission de l’identité de l’homme et de la nature, fait de la nature le grand Autre de l’homme, qui se doit alors, qui a alors pour mission de la soumettre, car, toujours selon Hegel “ce qui est hostile ne peut entrer que dans la relation de la domination”. Dans le même mouvement, c’est la possibilité de l’amour, l’amour comme figure de l’homme et de la nature, toujours déjà conciliés en leur être commun, qui est écartée par Abraham, amour écarté dès le premier geste d’Abraham, lorsqu’il quitte volontairement la terre et les dieux de ses pères. La nature comme objet d’amour devient la nature, dominée et domestiquée, comme objet du besoin. Il faut ajouter que cette conciliation qui maintient la division, étant sous l’allégeance du tiers terme Dieu, est essentiellement passive, puisque la solution de la séparation ne réside jamais qu’en Dieu lui-même et ne peut résulter de l’action pratique des hommes. C’est pourquoi Abraham est un éleveur et non un agriculteur : “Il ne cultivait pas le sol, son troupeau y paissait, il n’était pas tenu de s’en occuper.” Le Dieu d’Abraham est le maître de l’homme et de la nature.
Malgré la violence de certains propos de Hegel, soulignons aussi que pour lui la séparation d’avec la nature, quelle que soit la manière dont cette séparation se réalise, implique la création de l’Etat. De la séparation d’avec la nature, mais aussi de la séparation avec ses racines, ses pères, leurs dieux, émerge chez Abraham l’idée d’un Tout métaphysique avec lequel il se réconcilie dans sa foi en Dieu, un Dieu unique, l’Un qui domine la multiplicité de l’existence concrète. “Un objet infini, que servait ce peuple, et qui le servait en retour ; cependant seulement comme un tout, comme une unité qui ne se dispersait pas dans la poursuite des caprices individuels”, et pour la descendance d’Abraham, qui formera le peuple juif, Hegel écrit : “sa postérité s’étendit [jusqu’à former] un peuple, l’objet de la divinité ne fut plus un singulier, mais le peuple tout entier, l’Etat”.