Cette séance du café théo est un bon prétexte pour évoquer avec vous le terrifiant retard spirituel qu’accuse notre espèce. Seule espèce qui ait une tradition spirituelle, probablement parce que seule espèce dont les sujets soient traversés par le langage, dont le corps soit possédé par les multiples discours qui le traversent, seule espèce possédant un savoir sur l’être, puisque, je le rappelle, les autres espèces animales qui participent du vivant n’ont pas tant un savoir sur l’être qu’elle ne participent de l’être, ce sur quoi se construit la fameuse distinction entre nature et culture, même si la culture, nous pourrons en convenir, participe de la nature, cette espèce, qui a depuis si longtemps mis en mots les principes fondamentaux d’une spiritualité accomplie, à savoir d’un état du sujet qui par la communion avec l’être peut et doit être ouvert à la pratique du bien, l’accomplissement d’un état de non nuisance, d’innocence, puisque là est le véritable sens de ce terme, cette espèce, nous, nous en sommes toujours là, à pratiquer le mal.
Alors, donc, ce mal que nous pratiquons, en décidons-nous ?
Quelques repères. Rapidement.
Les dualismes, le manichéisme, personnalisation du principe du mal, délestement de la responsabilité, les êtres “sous influence”. Cette problématique du mal incarné, de la dualité de deux principes, l’un bon l’autre mauvais, peut tout aussi bien délester chacun de nous des responsabilités qui lui incombent. Avoir succombé à l’influence du principe du mal, du Dieu du Mal, mais tout aussi bien, en termes laïques, à nos désirs, au mépris des conséquences que cela peut avoir sur autrui, puisque le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui enseigne à tout un chacun qu’il est bon et bien de céder sur son désir, ce qui au passage est tout le contraire de ce sur quoi nous avertissait Jacques Lacan, son impératif : “ne pas céder sur son désir” ; avoir succombé à nos passions c’est aussi s’offrir au temple de la consommation marchande, se condamnant par là à cette triste vie dont Schopenhauer nous avertissait déjà qu’elle pouvait très bien osciller tel un pendule entre la souffrance et l’ennui, c’est à dire entre le désir inassouvi et le désir assouvi qui, aussitôt assouvi est remplacé par un nouveau désir. C’est, j’y insiste, dans le monde contemporain, tout le mécanisme de la marchandise qui fonctionne ainsi. Guy Debord, que l’on ne peut soupçonner de religiosité ni, même, de spiritualité, ne disait-il pas lui aussi que la particularité des marchandises était d’apparaître comme tout à fait exceptionnelles dans les vitrines où elles sont exposées et comme parfaitement banales une fois acquises ?
Avec Bernard de Clairvaux, au XIIe siècle, nous est ouverte la possibilité du choix et, surtout, la dépersonnalisation du mal qui nous ouvre à la possibilité de ce choix. Le péché, que nous assimilerons ici au mal, réside, selon Bernard de Clairvaux, dans le fait de se vouloir soi-même pour soi-même et de vouloir les autres pour soi-même. Le bien, tout au contraire, c’est se vouloir soi-même pour les autres, et vouloir soi-même et les autres pour Dieu, ce n’est qu’alors que l’amour pour Dieu est transfiguré en l’amour pour tous les êtres de la création.
C’est tout à fait fondamental, car ça veut dire que non seulement nous ne sommes pas mauvais parce que nous céderions à l’influence du mal, nous ne sommes pas non plus bons parce que nous vouons un culte à Dieu. Le mal, tout comme le bien, est toujours possible, puisqu’il relève d’un choix du sujet. Pour le dire autrement, le mal a toujours du sens. Quand ça n’a pas de sens, ce n’est pas du mal. C’est pourquoi il nous faut aussi distinguer le mal du malheur. L’adversaire est en nous, pas à l’extérieur de nous. Nous ne souffrons jamais que de ce que nous décidons. C’est une très grande leçon d’humilité et de responsabilité.
J’aurais aussi voulu vous parler de deux autres penseurs qui ont travaillé sur la question du mal.
Jacob Boehme, dont l’ésotérisme est influencé par le protestantisme et la double prédestination, dépouillant les hommes de tout choix, Dieu ayant tout aussi bien choisi par avance et de tout temps ceux qui seront sauvés et ceux qui seront damnés.
Annick de Souzenelle, pour qui le mal véritable, c’est être éloigné de soi-même, c’est être aliéné. Où l’on retrouve la question du désir et comment l’accomplissement sans limite du désir nous aliène aux objets du désir, à ce qui est à l’extérieur de nous, êtres, choses, marchandises.
Pendant la séance, les discussions portent assez longuement sur le “péché originel” dans le christianisme et sur le sens de la chute hors du Paradis. Certains interprètent cet épisode fondateur comme un poids à porter par tout sujet éduqué dans la religion catholique, une charge culpabilisante qui conditionnerait le sujet dès sa plus tendre enfance, d’autres contre-argumentent en arguant que le péché originel débarrasserait en quelque sorte toute l’humanité vivante du poids de la faute.
Au cœur de ces discussions, ce sont bien sûr le libre-arbitre, la liberté du sujet, mais aussi sa responsabilité, qui sont aussi convoqués.
Là où certains évoquent la duperie, le “mauvais choix”, la tromperie, comme sources du mal, à savoir la problématique de “l’Adversaire”, je me permets d’affirmer que certains “font le mal” en toute connaissance de cause, notamment quand le mal est périphérique mais néanmoins consubstantiel à la satisfaction effrénée des désirs. Je souligne aussi que l’illimitation du désir, centrale à la logique de fonctionnement des sociétés marchandes contemporaines, peut être une source d’exercice conscient d’un mal dont le sujet s’affranchit moralement pour satisfaire sa cupidité.
En lien avec les trois premières séances, qui portaient sur la personne et la personnification de Dieu, sur la foi comme cure ou guérison et sur notre rapport au mal, comme étant libres de l’exercer ou comme lui étant assujettis à notre corps défendant, nous nous poserons la question suivante : “Sommes-nous séparés du divin ?”