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Nous en arrivons donc, enfin, au christianisme. Et nous allons vraisemblablement y passer plusieurs séances. Je vous propose là encore d’y aller doucement, page par page s’il le faut. 

Dès les premières lignes du texte, Jésus apparaît non pas comme le Messie venu sauver le judaïsme, mais comme celui qui vient sauver les juifs du judaïsme lui-même. Jésus s’oppose non pas à tel ou tel noyau résidant dans le judaïsme, il s’oppose au judaïsme comme Totalité. Mais s’opposer à un Tout dont on s’exclut ne peut conduire, toujours selon Hegel lu par Bourgeois, qu’à s’exclure soi-même de toute possibilité révolutionnaire dans la mesure où le révolutionnaire ne peut réussir qu’en s’appuyant sur la réalité concrète de ce à quoi il s’oppose, qu’en faisant partie du monde qu’il veut changer. Pour le dire autrement, l’en-dehors ne peut se produire qu’à partir de l’en-dedans.

Or, le message d’Amour professé par le Christ propose une réconciliation subjective, et donc abstraite, qui ne peut qu’échouer, contrairement à une réconciliation objective, et donc concrète. Mais, me direz-vous, pourquoi considérer comme subjectif et abstrait l’Amour du Christ ? Pour le comprendre, il faut passer par la critique que Hegel formule, en ces encore jeunes années, de la moralité kantienne. On peut en effet voir dans la “disposition intérieure” de cette morale kantienne le moyen de préserver, ou même d’ouvrir, la possibilité de l’amour en son universalité, chacun trouvant, selon Kant, en son for intérieur, son guide intérieur, le compas de la morale, de sa morale mais… plutôt, semble-t-il, que d’obéir aveuglément et sans engagement subjectif réel, à des commandements imposés par une Loi extérieure. Il en irait donc ici de l’implication subjective du sujet quant à la réalisation de la morale comme universalité. Seulement, nous dit Hegel, cette morale en tant qu’intériorité est intériorisation de la précédente Loi, celle de la relation entre la maîtrise et la servitude. Je vous rappelle l’un des grands thèmes de la critique hégélienne du judaïsme : en faisant de Dieu la transcendance toute puissante d’où émane la Loi, le judaïsme soumettait l’homme à la Loi et à sa source, Dieu. Ici, Kant, ou plutôt, devrions-nous dire, la morale intérieure, apparaît comme le substitut d’Abraham, ou plutôt, de Dieu. Et, de Dieu à la morale intérieure, c’est bien toujours une relation de servitude entre l’homme et la Loi qui s’impose. Le sujet, bien qu’il se croit libre en appliquant la loi morale, intérieure et subjective, ne fait que révéler à quel point il a intériorisé la Loi, une Loi qui bien que désormais intérieure n’en reste pas moins transcendante et dicte sa conduite à celui qui l’a intériorisée. 

L’homme se trouve ainsi intérieurement déchiré, entre d’un côté sa morale intérieure comme intériorisation de la Loi divine, transcendante, donc, et de l’autre côté sa qualité d’être pourvu de raison, raison qui est, chez Hegel, au fondement de la liberté du sujet. C’est d’ailleurs un des traits fondamentaux du christianisme que cette déchirure, ressentie, je crois, par de nombreux chrétiens. Et c’est bien cette déchirure que vivent les athées qui se situent, quoi qu’ils le veuillent ou non, dans l’héritage du christianisme. J’ajouterai que c’est aussi ce qui marque parfois un sentiment presque insurmontable, de différence entre quelqu’un qui hérite ainsi du christianisme et quelqu’un qui vient d’une tout autre culture. Cette différence s’efface certes de plus en plus au fur et à mesure que le christianisme, sous différentes formes, continue malgré tout de se répandre sur Terre. Nous pourrons y revenir.

Reprenons pour le moment la déchirure qui hante le sujet chrétien (et le sujet athée “post-chrétien”, donc). Le passage de la légalité, soumission à une Loi extérieure, à la moralité, soumission à une Loi, la même, intérieure, mais seulement intérieure en tant qu’intériorisée, donc pas immanente, implique que l’homme du christianisme (et du kantisme peut-on ajouter) est “d’autant plus volontiers esclave qu’il est l’esclave de lui-même et qu’il s’attache à lui comme au maître de lui-même.” Je ne développerai pas plus ce dernier point, mais il me semble qu’on y trouve une première clé tout à fait fascinante du mythe libéral de la liberté se fondant elle-même, n’en déplaise à l’interprétation que fait Bourgeois de Hegel sur ce point précis, dans d’autres textes que nous avons abordé pendant le café philo. Mais quand-même…

Cette scission du sujet est tout aussi bien une scission entre l’impératif moral, universaliste, transcendant et en fin de compte radicalement étranger bien que subjectivement vécu comme intérieur, c’est-à-dire le devoir-être comme injonction, et le particulier dont les passions sont l’être quotidien, banal, mais néanmoins lot commun de nous tous. L’universel contre le particulier, ce qui doit être, contre ce qui est.