Pour la séance d’aujourd’hui, je n’ai absolument rien préparé. Peut-être de peur de me perdre en chemin ? Et puis, enfin, est-ce que nous ne sommes pas constamment en train de nous perdre depuis un peu plus de deux mois ? Je veux dire : dans cette recherche de ce qui pourrait être dicible de l’être, ou des accès indicibles à l’être qui nous seraient ouverts dans quelques situations tout à fait singulières, nous nous égarons sans cesse. Nous nous égarons, parce que nous nous refusons à l’indicible, nous voulons absolument y coller du symbolique, de l’imaginaire. Du langage et du spéculaire, dans notre spéculation.
Dès que nous voulons absolument donner du sens à ce qui fondamentalement n’en n’a pas, nous nous perdons en chemin, nous nous égarons. J’entends bien, à vous écouter, qu’il y a une forme de jouissance dans l’exploration et que, pour certains, finalement, le bout du chemin importe peu, pourvu qu’on ait la promenade. Et puis, là comme pour le dessin l’autre jour, n’est-ce pas le chemin lui-même qu’il faudrait pouvoir appréhender dans sa plénitude de chemin ? Pas le chemin pour le chemin, non. Pas non plus la confusion, facile pirouette pseudo-bouddhique, ou pseudo-taoïste, ou même pseudo-parménidienne, pour les hellénisants, la confusion, donc, ou la fusion, ou l’indistinction entre le chemin et le bout du chemin, la voie et le but, etc. bref, toute la tartine de tout et de son contraire.
Non. Le monisme de l’être un, non pas en tant que résultat d’un compte-pour-un, ou en tant qu’indivisible, c’est l’unité des atomistes tout aussi bien que celle de Leibnitz, l’un individué, l’un unique. Plutôt l’être un, parce qu’il n’y a pas de non-être. Ni le vide, ni le néant, ni le rien ne sont non-étants. Il y a du vide, il y a du néant, il y a du rien. Le non-être n’est pas. Il n’y a que l’être. Pourquoi est-ce que je vous dis ça ? Ça peut vous sembler loin de notre question initiale : “peut-on se perdre en chemin ?”. Mais puisqu’il n’y a que de l’être, est-ce qu’emprunter le chemin vers l’être, ou plutôt penser emprunter un chemin vers l’être ce n’est pas déjà nous en éloigner ? Je veux dire, bien sûr, dans notre tentative subjective de l’appréhender, de le saisir. J’y insiste une dernière fois avant de vous rendre la parole : ce chemin que chacun emprunte, ces chemins dont nous partageons ensemble les expériences multiples, ne faudrait-il pas s’arrêter dessus, s’accroupir et en saisir une poignée de terre, de poussière, de ce dont ils sont constitués ? Est-ce que ce n’est pas dans l’immobilité de celui qui n’emprunte pas de chemin que réside aussi l’absence de la perte ?
Lecture du texte “Le chemin de campagne”, de Martin Heidegger.
Comme nous continuons d’osciller entre des tentatives d’appréhension directe de l’être en tant qu’être et l’errance sur des chemins symboliques dont je ne cesse de vous souligner la perte de l’être, la lecture du texte de Heidegger nous ouvre à la possibilité d’une écriture qui parvienne à être en prise avec l’être, le sujet s’en effaçant constamment. Le narrateur s’efface derrière ce qui est dit, ce qui est dit s’efface pour laisser place à ce cela qui est dit.
Nous évoquons alors à nouveau les accès possibles à l’être, dont la douleur, en particulier la douleur la plus profonde et la plus intime, celle que nul ne saurait exprimer. Nous soulignons au passage que ce qui est ici le plus indicible et le plus intime est tout à la fois le plus universellement partagé. Jouant de la polysémie du mot “sens”, comme signification et direction, nous proposons de nous pencher la prochaine fois sur “le sens de la douleur”.