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Sans être arrivés la dernière fois à proposer une définition de la nation, un concept de celle-ci, qui en clarifierait le sens, nous avions commencé à évoquer la question de l’appartenance à ladite nation. Appartenir à la nation, donc, sans savoir à quoi l’on appartient ! Revenons donc, sur ce que de la nation nous avions énoncé. 

Le passage par Ernest Renan nous avait été utile par la négative, pour définir ce qu’une nation n’était pas, n’était pas exclusivement : une race, un peuple, une langue, une religion, pas même une unité géographique et encore moins un regroupement d’intérêts économiques ; pas non plus la simple agrégation de volontés individuelles, la visée sociétale d’un consensus intersubjectif. 

Deux propositions antinomiques avaient été formulées : la première essayait de voir dans la nation l’agrégation de toutes les dimensions évoquées par Renan, la seconde évoquait la nation comme conceptuellement semblable, si ce n’est similaire, à la volonté générale dont le concept nous était déjà proposé. Pour ce qui est de la première proposition, on comprend assez vite que l’agrégation d’une multitude de négations ne fait pas un fait positif. La nation, qui n’est ni une langue, ni une religion, ni un peuple, ne saurait être la simple agrégation multiple de plusieurs langues, plusieurs religions, plusieurs peuples, si ce n’est à retomber dans la multiplicité des volontés individuelles et du bavardage intersubjectif, fussent-ils élevés au rang de groupes supposés homogènes, bien qu’il serait assez facile de démontrer qu’ils ne le sont pas plus.

Quant à l’idée, au concept, de la volonté générale, il y a là une piste, me semble-t-il, que nous pouvons peut-être essayer de pratiquer, mais auquel il faudrait immédiatement adjoindre une historicité. C’est au fond ce que Bourgeois désigne par l’unité nationale. Cette unité se forge dans la réitération mémorielle d’un passé commun, “car la réalisation temporelle d’un projet exige à tout moment d’elle-même l’assomption de son passé en vue de son avenir (…) sous peine d’émiettement de l’agir par un volontarisme (abstrait)”. Faire fond sur un passé que chacun peut contribuer à faire évoluer, “le vouloir renouvelé de la nation”, est une nécessité qui s’impose à tous les nouveaux arrivants, car “le mélange des populations (s’opère) moyennant l’absorption des nouveaux entrants (…) par la majorité déjà en place.”

Le natif ancien que constitue l’histoire de la nation et ses représentants vivants, ceux qui sont déjà là, donne son nom et son sens à la naturalisation. La nature propre de la nation se manifeste dans des mœurs et des institutions que Bourgeois appelle “une habitude”, “habitude (…) portant la vie de la nation”.

“La naturalisation (…) requiert du naturalisé (…) qu’il s’installe dans l’habitude consensuelle générale où cette histoire s’est déposée.”

“Le refus” de se soucier de cette installation dans l’habitude, les moeurs et les institutions, donc, qui forment la nation, “pour maintenir en sa pureté excluante une autre habitude de vie (…) nie en fait la revendication d’un nouveau vouloir national”

Bourgeois va plus loin dans cette ébauche de définition du concept de nation, comme natif ancien porté et formé par une habitude, des mœurs et des institutions, le vouloir national s’inscrivant dès lors dans ce qu’il va appeler une coutume éthique, un vouloir éthique, dont l’avenir repose sur “la récapitulation pacifiante coutumière du passé de la nation”.

Vont alors s’opposer deux formes de mémoire : une mémoire-habitude, pacifiante, donc, à tout le moins par son adoption, et une mémoire-souvenir, réactivation des épisodes de division de la nation. Rappel des “grands moments de la constitution” de l’unité nationale comme “manifestation spontanée de l’appartenance à la nation” contre un “devoir de mémoire” qui, rappelant “ce qui a opposé la nation à elle-même dans sa propre constitution”, serait négation de la nation et auquel il serait plus sage d’opposer un “devoir d’oubli”.

Pour la puissance politique, écrit toujours Bourgeois, “l’effet diviseur de la remémoration officielle du passé divisé” s’effectue “sans égard pour son contexte réel (…) temporel et historique”, en identifiant par exemple “le droit des ancêtres et celui de leurs (…) héritiers”. Il ajoute : “Le devoir de mémoire convoque l’histoire dans le déni de l’histoire.” Ce qui s’en trouve fragilisé, c’est justement ce qui aurait dû être le but de toute commémoration : “le vivre-en-commun actuel en son habitude nationale.” Bourgeois oppose à ce devoir de mémoire abstrait – ne reposant sur rien d’autre que sur l’affirmation théorique et anhistorique, “universelle et éternelle”, “des droits universels et éternels de l’homme”, devoir de mémoire considéré comme rétrograde, puisque tourné vers un passé qui, si l’on suit Bourgeois, serait déconnecté du présent ; mais vous avez tous fait l’expérience et vous savez tous, que cette supposée déconnexion, si on comprend bien que le moment historique présent n’est pas, n’est plus celui du passé, et que les préjudices faits aux ancêtres ne sont pas ceux faits à leurs descendants, n’est pas tant une déconnexion que ça, puisque la mémoire des violences subies traverse les générations, et que certaines mauvaises “habitudes”, comme au hasard un certain racisme viscéral, certes le plus souvent mou mais viscéral quand-même, perdurent d’une génération à l’autre – une conception instruite par “l’histoire des historiens”, non rétrograde, progressiste, “à cultiver plus que jamais en sa totalisation objective critique”, conception adossée au “souci de développer l’unité nationale par le traitement juste de chacun de ses membres.”