Nous sommes entrés ces dernières semaines dans la problématique de fonds qui anime nos discussions, tant bien dans le café philo que dans le café théo, et qui en réalité les traverse depuis le début, depuis le 3 février. Ce que nous avons jusqu’à présent abordé de manière traverse, transverse, c’est l’opposition frontale dans le domaine de la pensée de la foi et de la raison.
La foi nous propose un accès direct, quoique discret, à l’être. C’est un accès immédiat, bien que partiel, à la connaissance absolue, ce que dit d’ailleurs Bourgeois à la suite de Hegel : “(…) la conscience religieuse de l’absolu est elle-même absolue.” Le parcours de la foi va de révélation en révélation, parfois jusqu’à la révélation mystique, de l’être dans l’immédiateté de son savoir tel qu’il nous est dispensé par Dieu, le divin, la nature, sensation nue, bout de logos, chose en soi posée là devant nous telle qu’elle est.
La raison quant à elle nous propose un accès tout aussi progressif, infini en tant que tel, mais là n’est pas la différence, un accès, donc, médiatisé par l’exercice même de la raison, puisque pour Hegel “le réel est rationnel, le rationnel est réel”, ou, pour le dire autrement, de l’être au concept et du concept à l’être il n’y a qu’un pas, mais un pas quand-même, dans la pratique rationnelle du concept, dans son élaboration, qui est aussi sa découverte et la découverte de l’être, puisque être et concept, réel et rationnel, ne sont jamais que les deux facettes du devenir, devenir dont le mouvement oscille tel un pendule entre être et concept, négations l’un de l’autre, dans leur affirmation positive qu’est la pratique de la raison.
Alors, entre certaines religions qui “ne permettent pas la séparation du politique et du religieux” et “le traitement (laïque) des adeptes de telles religions”, se joue “le respect extérieur (…) des dispositions laïques de (la) Constitution” de l’Etat laïque. C’est aussi, au-delà des religions évoquées, l’articulation entre la foi et la raison, entre la conviction religieuse et la laïcité, entre un intérieur, intime, et un extérieur, public, qui se joue : “l’intérieur et l’extérieur ne sont pas extérieurs l’un à l’autre, mais celui-là est est peu ou prou l’intériorisation de l’extérieur et celui-ci l’extériorisation de l’intérieur.”
La question devient alors de savoir comment le croyant peut participer à la vie civile laïque, ou comment celui qui croit en la “conscience absolue de l’absolu”, la connaissance absolue reposant dans le divin en lequel il a foi, ne se sent ni nié, lésé ou affecté, par les dispositions publiques de la laïcité. Bourgeois postule que la réconciliation entre foi et raison, entre le vécu subjectif intime de la foi et la mise en œuvre rationnelle de la laïcité, passe par l’adhésion positive de la religion à la laïcité en tant que telle, comme séparation nécessaire de l’Eglise et de l’Etat. Et il en va ainsi de toutes les religions présentes au sein de la communauté nationale sur laquelle repose l’Etat, afin de prévenir toute tension, tout guerre, entre ces religions.
La laïcité n’est par conséquent pas seulement bonne que pour l’Etat, elle l’est aussi pour toute religion dont les croyants entendent participer de l’unité nationale : “Si la religion témoigne extérieurement d’elle-même, c’est dans l’intériorité qu’elle se fonde, et si l’Etat est aussi responsable de l’instruction et de l’éducation de l’intériorité, c’est de l’existence communautaire objective qu’il a la charge d’assurer la pacification et organisation.”
La tension, si tension il y a, est donc entre une intériorité qui tendrait à s’extérioriser, la religion, et une extériorité qui tendrait à s’intérioriser, l’Etat. Nous pourrions opposer à Bourgeois que l’Eglise, comme représentante de la religion, serait plutôt une extériorité tendant à s’intérioriser, et que l’Etat, par le biais notamment de l’instruction publique, et en particulier de l’instruction publique aux valeurs républicaines de la laïcité, serait alors plutôt là aussi extériorité tendant à s’intérioriser, les deux tendant inévitablement en conflit. Et il suffit de discuter avec quelques amis louant l’efficacité éducative de certains établissements hors contrat pour s’en convaincre.
La laïcité acceptée par la religion, non plus comme contrainte imposée par la force mais comme nécessité dont la légitimité est alors reconnue, et la religion acceptée par l’Etat, comme vie intérieure de ses sujets, se reconnaissent l’une l’autre par l’exercice de leurs pensées propres : “La conscience religieuse capable d’une laïcité réelle vraie, car négative, est donc celle qui se réfléchit elle-même en se pensant.”
Il y a là, me semble-t-il, un pas de côté effectué par Bourgeois par rapport à ce qu’en dit Hegel. En effet, si, pour Bourgeois, “Le caractère également total de la conscience philosophante et de la conscience religieuse les fait se conforter l’une l’autre – au lieu de susciter leur antagonisme fatal – et contribuer ainsi à l’instauration d’un solide régime de laïcité”, c’est surtout pour restaurer l’appariement entre philosophie et morale, morale ici désignée par le terme de “sagesse”. Je pense qu’on ne saurait être que dubitatif à la lecture de cette affirmation concernant “le pouvoir qu’a la philosophie de procéder à une réconciliation d’elle-même et de la religion”. Bourgeois va même plus loin que cette affirmation en faisant du pendant de la première positivité de la laïcité, que nous énoncions la semaine dernière, “à savoir la positivité nationale du politique”, ce qu’il appelle “la positivité philosophique de la religion”, directement liée, donc, à “l’idée de sagesse”.
J’aurais recours ici à un autre grand penseur hégélien, bien vivant, lui, le philosophe slovène Slavoj Zizek. Voilà ce que Zizek nous dit de la sagesse, ce qu’il en pense (je le traduis à partir d’une conférence donnée en anglais) :
Texte anglais
“I am generally opposed to wisdom. Wisdom is the most conformist thing you can imagine. Whatever you do, a wise man will come and justify it. Once, I made a mental experiment. Why are we running after these miserable earthly pleasures ? Think about eternity. The only satisfaction is eternity. If I were to say it with proper pathos, it would sound a deep thing to say. Let’s say the opposite. Why run after the specter of eternity ? Carpe diem. Grasp what you have here. It sounds wise now. I will say the third option. Why be caught in a contrast between eternity and temporary existence ? The true wisdom is to see eternity in fleeting, temporary pleasures. It is wise. Then I say the fourth variation. We are forever condemned between the two. A wise man accepts this. Whatever I say, you can sell it as a wisdom. This is wisdom.”
Traduction
“Je suis généralement opposé à la sagesse. La sagesse est la chose la plus conformiste que l’on puisse imaginer. Quoi que vous fassiez, un sage viendra le justifier. Un jour, j’ai fait une expérience de pensée. Pourquoi courons-nous après ces misérables plaisirs terrestres ? Pensez à l’éternité. La seule satisfaction est l’éternité. Si je le disais avec le pathos qui convient, cela semblerait profond. Disons le contraire. Pourquoi courir après le spectre de l’éternité ? Carpe diem. Saisissez ce que vous avez là. Cela semble sage maintenant. Je vais vous dire la troisième option. Pourquoi s’enfermer dans un contraste entre l’éternité et l’existence temporaire ? La véritable sagesse consiste à voir l’éternité dans les plaisirs fugaces et temporaires. C’est sage. Puis je dirai la quatrième variante. Nous sommes condamnés à jamais entre les deux. Le sage l’accepte. Quoi que je dise, vous pouvez le vendre comme une sagesse. C’est ça la sagesse.”
Il n’y a qu’en pensant possible une idéalisation du religieux à travers “le concept ou la notion philosophique” et une réalisation accentuée du politique à travers la nation, que Bourgeois peut formuler ainsi les fondements de la laïcité qu’il pense : “plus de réalité et plus d’idéalité, plus de naturalité et plus d’intellectualité, plus d’incarnation et plus d’esprit (…) plus de particularité (nationale) et plus d’universalité (pensante).”
La question qui s’ouvre alors est de savoir si la nation, entendue comme fondement natif de l’Etat réalisé dans l’Etat-nation et comprise ainsi comme fondement natif de la liberté, dont l’Etat-nation garantirait l’exercice et la réalisation, et la philosophie, entendue comme fondement d’une universalisation du religieux se réalisant en philosophie morale, l’injonction à la sagesse, sont les seules positivités possibles pouvant amener à la consolidation et à l’effectuation de la laïcité négative comme la séparation achevée de l’Eglise et de l’Etat.