Nous avons vu la dernière fois que bien des philosophes, lorsqu’ils approchent des abords de l’être, mettent un point d’arrêt à cet abordage, se sabordent, en injectant du sens dans ce qui, l’être, semble en être dépourvu. Car l’être, dans ce que nous en avons suggéré, est toujours là avant le sens. L’être est sans qualités, les contient toutes, ne prend de qualités que localement, pourrait-on dire, par la manifestation des choses, dont nous sommes, des choses au regard de l’être.
C’est une distinction importante : il y a l’être et il y a les choses. Les choses sont, et en tant qu’elles sont, elles participent de l’être. Nous dirons qu’elles en sont des configurations locales, ordonnées, qui pour nous prennent sens.
Quant à nous, nous sommes des choses, des bouts de l’être, des choses tout à fait particulières, puisque nous avons le langage, ou en tout cas nous sommes traversés par lui, le langage.
Rappelons que le verbe “être”, “Sein”, “Being”, “Estar”, avant d’être un nom propre, rempli une fonction bien particulière, qui se retrouve dans toutes les langues indo-européennes, grec, latin, perse, langues germaniques, slaves, celtes et baltes, ainsi que les langues tokhariennes, aujourd’hui disparues mais coïncidant autrefois à la zone du désert du taklamakan, ce qui n’est pas étonnant si l’on considère que ce désert était dans l’Antiquité et au Moyen Âge le point nodal de rencontre entre ce que sont aujourd’hui l’Orient et l’Occident, et les langues anatoliennes, tout autant disparues, et dont la situation géographique est à l’autre grand noeud de passage entre les blocs civilisationnels oriental et occidental, avec entre les deux le vaste bloc qui s’étend du croissant fertile aux confins de la péninsule indienne.
Le verbe “être” est un verbe copulatif, faisant le lien entre le sujet et son attribut, joint à l’attribut, le verbe copulatif forme le prédicat. (pas dans les langues asiatiques, les langues chalco-sémitiques, en arawak…)
Que l’être ne puisse être dit, c’est peut-être un constat que nous pouvons dresser, et que nous pouvons accepter. Mais cela veut-il dire que l’être ne pourrait être perçu ? Rien n’est moins sûr. Et tout d’abord, n’y a-t-il de perçu que dicible ? Quel serait cet en-deçà du perçu qui ne pourrait être dit et comment y aurions-nous accès ?
Il en va de ces moments minces, infimes, subtils, délicats, où notre conscience est encore là, notre pensée aussi, avant que de s’éteindre, de sombrer dans la plus parfaite obscurité, pour s’épanouir à nouveau, plus tard, on ne sait quand au moment de son extinction, sauf à la mort.
C’est donc bien à un effort de pensée que je vous invite, avec ce passage de Plotin, à une tentative de cerner ce qu’est l’être, ici sous la forme de la matière, dans sa résistance au langage.
“En disant qu’elle est matière de toutes les choses sensibles, et qu’il ne s’agit pas de ce qui est matière de certains objets et forme par rapport à d’autres (…) ; il s’agit de ce qui est matière à l’égard de toutes choses ; nous lui refusons tous les attributs que l’on trouve dans les choses sensibles ; et non seulement des qualités comme la couleur, la chaleur ou le froid, mais la légèreté et la pesanteur, la densité et la rareté, la figure même et la grandeur ; car autre chose est d’être une grandeur, autre chose d’avoir l’attribut de grandeur ; autre chose est d’être une figure, autre chose d’être figuré. De plus, la matière ne doit pas être un composé ; elle est essentiellement simple et une, puisqu’elle est privée de toute détermination.” Ennéades, II, 4.
“Le caractère propre de la matière est la négation de la forme ; puisqu’elle n’a aucune qualité, elle n’a pas non plus de forme (…). Le caractère propre de la matière n’est pas autre chose que son être ; il ne consiste pas en un attribut, mais plutôt en un rapport avec les autres choses ; il consiste à être autre qu’elles. Et les autres choses ne sont pas seulement autres ; elles ont chacune, en outre, leur forme à elles ; mais de la matière, on dit seulement qu’elle est autre, ou peut-être autres afin de ne pas trop la déterminer par le singulier et d’indiquer par le pluriel son indétermination.” Ennéades, II, 4.
Alors, nous sentons bien que là Plotin frôle l’hérésie, puisqu’il est au bord de dire quoi ? De dire que finalement, il y a les choses, qui ont une forme, et sont faites de la matière, de la matière mise en forme, et la matière sans forme, informe, qui est l’autres (pluriel) des choses. Bref, la matière c’est l’être, en dehors de quoi rien n’existe. On comprend bien le scandale athéologique au bord duquel, le gouffre au bord duquel se tient alors Plotin. Il va donc s’empresser dans les passages qui suivent pour échafauder tout un raisonnement suivant lequel, étant dépourvue de qualités, cette matière dont il est question est dépourvue du bien, et représente donc le mal, le bien, nous sommes sauvés, relevant des idées et du divin. Je pense qu’il faut y voir un échec de plus de la pensée, de ce type d’échec que j’évoquais déjà lors de notre précédente séance.
Nous voyons que l’absence de qualité propre, l’indistinction dans laquelle se tient la matière, implique de dire ce qu’elle n’est pas plutôt que ce qu’elle est, puisqu’étant dépourvue de qualités, nous ne pouvons rien dire d’elle d’autre qu’elle est, tout simplement. Or l’être, c’est bien ce qui est tel que ça est.
L’accès à l’être en tant que matière, si l’on accepte un instant de s’arrêter à cette idée : il n’y a d’être que matériel, ce que l’on pourrait contester par ailleurs, tout est matière, les idées et les corps sont matière ; cet accès à l’être en tant que matière passe éventuellement par le langage par la poésie, sinon il en ressort de ce qui précède le perçu, ce qui vient avant le perçu, à savoir la sensation pure, antérieure au perçu, à la perception. Sinon, les arts. Peut-être la mathématique, dans la multitude des formes locales de la matière. Et bien sûr, toutes les autres procédures d’accès au réel que j’ai aussi déjà évoquées à plusieurs reprises, moments d’extinction du langage, extase, orgasme, douleur, intoxication, etc.
Ce jour, notre discussion porte à la fois sur la question du langage mais aussi, en fin de session, sur la question de la mystique. Deux participants soulignent l’existence du verbe “être” en chinois et en japonais, interrogeant le statut de ce verbe et les problèmes de traduction des philosophies occidentales vers les philosophies orientales.
Je leur ai communiqué dans la semaine le texte suivant : “Y a-t-il une traduction chinoise du mot « être » ?”, du professeur Xiaozhen Du.
Il peut être lu et téléchargé là :
https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2011-2-page-17.htm
Une participante se réclamant du bouddhisme demande si les “quatre nobles vérités” ne constituent pas une ontologie, n’ouvrent pas un accès à l’être.
Je rappelle ces “quatre nobles vérités” bouddhistes, qui concernent toutes le concept de Dukkha, la souffrance, entendue comme principe régissant le monde des étants :
- La souffrance
- Les causes de la souffrance (issue de l’ignorance, de l’avidité et de la colère)
- La libération de la souffrance
- Le chemin vers la libération de la souffrance
Significatif de la difficulté de la question que nous avons posé, à savoir si le langage nous empêche d’accéder à l’être, une grande partie des discussions de cette séance porte en réalité sur la question des étants, c’est-à-dire des manifestations de l’être et non pas de l’être lui-même.
Pour le dire autrement, notre interrogation première portait sur ce qui est en tant que ça est, les réponses proposées par les participants portent plutôt, quant à elles, non pas sur ce qui est en tant que ça est, tout simplement, c’est-à-dire sur le sens du verbe “être” et de sa forme nominale, “l’être”, mais sur la manière dont les choses sont, dont elles se manifestent à nous, etc.
Ne négligeant aucune piste, nous décidons d’aborder au cours de la prochaine séance, celle du samedi 23 mars, la question de la mystique, sous la forme de la question suivante : la mystique propose-t-elle un accès à l’être ?