Nous avons eu droit ces dernières semaines à deux interventions assez étonnantes.
La première de ces interventions a eu lieu ici même au sein du café philo. Une participante, qui ne faisait que passer, alors que nous discutions de l’âme, du corps et de l’esprit, en philosophie, a entrepris de nous parler d’une machine mesurant les fréquences en Hertz, les vibrations, on ne sait pas trop de quoi, du corps, de l’âme, de l’esprit, Elle-même interrogée fut bien en peine de nous dire exactement de quoi il s’agissait. Mais il y avait, nous disait-elle, derrière tout ça, un scientifique qui avait quelque chose de “quantique”, là non plus on ne sait pas trop quoi, mais qui avait un “doctorat”. Après avoir répondu, dans des réponses balbutiantes aux questions tout à fait rationnelles posées comme à son habitude par notre ami Paul, son discours est tombé court. Après cette séance, j’ai mené quelques rapides recherches pour me rendre compte que le dit “docteur” avait acheté son diplôme à une université américaine privée, depuis dissoute par les autorités.
Et puis il y a quelques jours une amie d’un de nos amis ici présent, pendant le café théo, a commencé à nous parler des êtres de lumière que nous aurions été, nous “les hommes” en des temps reculés, “avant la fin de l’Atlantide”. Il n’y a, bien sûr, et il n’y a jamais eu, bien sûr, derrière pareilles allégations, ne serait-ce que le moindre début de preuve, de trace, de document historique ou archéologique. Nous sommes là, de toute évidence, dans le merveilleux, envolée dans l’imaginaire, fuite hors ou loin de la réalité, d’une réalité parfois trop ingrate pour certains esprits. Alors, bien sûr, il ne s’agit pas de mépriser et encore moins de moquer.
Une troisième anecdote : une jeune femme vient me voir il y a 2 jours, pour proposer un service gratuit de diagnostic de santé, grâce à un appareil magique mais technologique, donc pseudo scientifique, un appareil qui mesurerait en l’espace d’une courte demi-heure, les taux des éléments présents dans notre corps, notre sang, nos organes. Une fois le diagnostic établi, diagnostic gratuit, donc, une liste de recommandations de compléments alimentaires est donnée aux “patients”. Bien entendu, cette liste de compléments alimentaires redirige chacun vers un site Internet marchand. Nous sommes là assez vraisemblablement face à des escrocs exploitant une sorte de misère sociale et de déshérence médicale. Mais pas seulement. Car il y a, je pense que vous avez déjà tout ça à l’esprit, un point commun entre ces trois anecdotes.
Ce point commun, qui réunit les trois croyants que je viens d’évoquer, c’est la méfiance vis-à-vis du monde moderne et de certaines de ses promesses, qui à leurs yeux n’auraient probablement pas été tenues. La crise sanitaire que nous avons traversée il y a quelques années est venue, de tout évidence là aussi, là encore, renforcer un doute qui s’était déjà installé, qui avait déjà commencé à se répandre dans la population. Un doute qui s’adresse en particulier à la médecine moderne et au récit que cette médecine déploie, non seulement sur notre corps, mais aussi sur sa propre efficacité, souvent, trop souvent, réduite à la techno-science de l’industrie pharmaceutique. Alors, se développent des pseudos médecins. des versions fantaisistes, merveilleuses, de la médecine, alliant le rejet de la techno-science à son adulation irréfléchie. Car dans ces trois cas, il est en réalité bel et bien question de science : vibration, corps de lumière, machine utilisant plus ou moins des ondes. Onde, vibration, lumière, vous voyez comme moi en quoi ces discours n’auraient pas pu se construire sans la science moderne, ou plus exactement sa version mythifiée.
Je tiendrais pour acquis, que le monde dans lequel nous vivons a pour malheureux principe d’avoir fait du vrai un moment du faux. Tout à gauche, ce point a été amplement démontré par Guy Ernest Debord, et tout à droite par Philippe Muray. La pseudo-science et la pseudo médecine ont pour pendant et complément, dans la vie spirituelle, des pseudos religions en lesquelles, je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, nous pouvons identifier des croyances sans foi, et dans la vie de la cité des pseudo politiques qui ne reposent plus sur rien d’autre que des pathétiques assemblages de discours, dont on n’oserait même plus dire qu’ils puissent être élevés au rang d’idéologie ou de grand récit.
Toute cette affaire vient, me semble-t-il, à l’acmé d’une fin de l’histoire qui n’en cesse plus de finir, au moins dans la version nietzschéenne du nihilisme européen, la fin de toutes les valeurs… en tout cas celles soutenues par le christianisme.
Alors, pour finir cette introduction, je voudrais m’adresser à au moins deux d’entre vous, apôtres et pratiquants d’un scepticisme qui d’après ce que je comprends se veut radical, et toujours de bon aloi. Il est assez courant de confondre esprit critique et scepticisme. Or le sceptique, le vrai sceptique moderne, est un avatar du nihiliste, en ce qu’il repousse systématiquement toute forme de vérité possible dans l’ordre du discours, qu’il relativise toute valeur jusqu’à affirmer qu’elles se valent toutes tout en ne valant rien. Cette perte de foi en des vérités et en des valeurs a été reliée par Nietzsche au déclin du christianisme. Cynisme et pessimisme en sont les résultats les plus courants. Mais Nietzsche, heureusement, ne s’arrête pas là, puisqu’il appelle à la naissance d’un homme nouveau, construisant de nouvelles valeurs, un surhomme, libre sujet s’engendrant lui-même.
Hegel et Nietzsche, au fond, ne sont pas toujours si opposés que certains de leurs lecteurs le supposent parfois un peu hâtivement. Il y a, il est vrai, des oppositions de fond, majeures. Mais quand même, sur la fin de l’histoire, l’un comme l’autre y voient une fin du christianisme. Et on pourrait dire que cette fin du christianisme, ou à tout le moins de la transcendance, et donc de la foi, qui devient ou redevient alors une simple croyance, est quelque part liée à l’avènement de la techno-science, dont vous savez bien que le règne est corrélatif aux besoins historiques de la production des marchandises dans le cadre des sociétés capitalistes, d’abord occidentales, et ensuite partout ailleurs dans le monde. Il y a cependant une manière de regarder cette histoire d’un œil bienveillant, en se disant que cette fin de l’histoire n’est pas seulement un effondrement de toutes les valeurs et de toute forme de vérité, mais qu’elle vient à l’aboutissement d’un long processus, commencé avec la formation des premiers États. Car l’histoire, pour Hegel, c’est l’histoire de la réalisation de l’esprit, l’histoire de la réalisation de l’État, l’histoire de la réalisation de la liberté. Ce vaste mouvement, qui contient en lui-même sa propre réalisation en germe dès ses premiers temps, est aussi en quelque sorte la réalisation de l’humanité par elle-même. Nous serions aujourd’hui dans une post-histoire, où la forme de l’État et la forme de l’individu, pouvant désormais librement s’auto-déterminer, ont atteint leur plus haut degré de réalisation possible, et peuvent donc se consacrer au maintien et à l’assurance des conditions de survie et de reproduction de l’espèce, en ayant enfin conscience de ce qu’ils font.