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Nous avions soulevé la dernière fois ce qui nous semblait relever d’une non prise en compte du sujet moderne, de sa conception contemporaine, par la théologie contenue et déployée dans les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, étendant cette remarque à l’ensemble de la théologie catholique, au moins de cette théologie jusqu’à l’invention du concept moderne de sujet par René Descartes. Une de nos amies, ici présente, avait argué contre cet argument que le sujet était déjà présent chez les pères du désert. S’en est suivi, hors-scène, un échange de quelques courriers sur cette question. Je précise que notre amie, par sa pratique, est en prise avec ce concept de sujet puisqu’elle est psychothérapeute, et soutient ne pas mélanger sa foi avec sa pratique de thérapeute. Très bien.

En creusant cette question, donc, pour vous en rendre compte, j’ai découvert qu’il y avait des antécédents à cette affirmation. Il y a le livre Sacrés thérapeutes : Les Pères du désert !, d’Emilie Pécheul et Marco La Loggia. Emilie Pécheul est diplômée de l’EPC, une école privée de formation en psychologie clinique. Les formations proposées sont dans la veine jungienne, et privilégient entre autres la psychogénéalogie, fortement contestée dans les milieux scientifiques et ne faisant l’objet d’aucun diplôme universitaire. Marco La Loggia est quant à lui théologien. Leur livre a été édité chez les éditions catholiques François-Xavier de Guibert, fondées par le prêtre du même nom. L’EPC a été fondée et est dirigée par Bénédicte Uyttenhove, Bac+4 de l’Université Paris VIII, et n’ayant donc aucun diplôme l’habilitant à diriger des recherches. Son livre sur les rêves a été publié chez Dervy Livres, du groupe Trédaniel, bien connu et depuis fort longtemps, pour son rayonnement sur l’édition de textes ésotériques et New Age. Dans leur présentation, les auteurs affirment : « nous ne pouvons pas séparer le psychologique du spirituel ». Le mélange entre foi et psychothérapie leur apparaît comme essentiel. Pour eux, il n’y a pas de séparation à établir entre la pratique de la psychothérapie et l’exercice de la foi. J’ai aussi pu retrouver deci-delà quelques textes ou séminaires, notamment d’un pasteur suisse et d’un pope orthodoxe, mais rien d’aussi élaboré que le livre de Pécheul et La Loggia. Enfin, il serait injuste de ne pas mentionner 40 jours avec Maurice Zundel et les Pères du désert, paru au Seuil, et écrit par Patrice Gourrier et Jérôme Desbouchages. Patrice Gourrier est prêtre et psychologue et annonce que « la religion doit être au service du développement personnel ». Jérôme Desbouchages est infirmier dans un centre médico-psychologique et relaxothérapeute. 

Je vous dis tout ça pour que nous puissions nous situer. Nous sommes donc, dans cette affaire là, quelque part entre une psychothérapie un peu marginale par rapport aux institutions, des pratiques flirtant avec l’ésotérisme, un prêtre un peu original, un infirmier et un théologien. Tous s’accordent sur le fait que foi, religion, psychothérapie et développement personnel font bon ménage. Et ils nous proposent de lire certains apophtegmes des pères du désert comme préfigurant la psychologie et la psychothérapie. 

Je crois qu’il y a là une mésentente. En effet, le concept de sujet, de Descartes à Kant, puis surtout avec Freud, en partie à la suite de Nietzsche, n’a rien à voir avec les conceptions catholiques de l’esprit, de l’âme et de la personne. Précisons : l’enjeu du concept de sujet n’est pas de l’ordre de l’accomplissement spirituel, mais bel et bien de comprendre le sujet de l’énonciation, celui qui dit « je ». Dans un premier temps, Descartes nous dit : c’est celui qui pense. De là une longue tradition qui s’installe, à partir de Descartes, donc, et pas avant lui, du sujet rationnel, libre de sa volonté et de ses décisions. Nous en avons abondamment parlé dans le cadre des cafés philo et des cours de philo donnés à l’UIA. Ce qui arrive ensuite à ce sujet, par Nietzsche, Marx et Freud, destitué de sa position centrale en tant que sujet rationnel libre et maître de ses décisions, ce sont : ses pulsions et son environnement social. 

Alors, à vrai dire, je pense que ni la recherche de la spiritualité par l’exercice de la foi ni la tentative de produire des procédures de thérapie du sujet n’ont à gagner à être ainsi appairées l’une à l’autre. La thérapie du sujet s’ancre dans une conception qui cherche à comprendre comment le sujet est un tissage de discours multiples, qui recherche l’équilibre entre ses pulsions et les impératifs sociaux, tout ça par la médiation du langage. La recherche de la spiritualité, qui nous intéresse plus précisément ici, s’obtient par l’exercice de la foi, d’où les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, que nous étudions.

Si l’on revient rapidement aux pères du désert, il y a, il est vrai, certains apophtegmes dont la finesse d’analyse du comportement humain semble tout à fait juste. Tel, par exemple, ce passage : Jean Colobos, 15. 

« Un frère interrogea l’abbé Jean : « Comment mon âme, qui elle-même a des blessures, ne rougit-elle pas de dire du mal du prochain ? » Le vieillard lui dit une parabole sur la médisance : Il y avait un homme qui était pauvre et avait une femme. Or il en vit une autre qui lui plut et il la prit aussi. Toutes deux étaient nues. Une fête ayant lieu quelque part, elles le supplièrent en disant : « Prends­-nous avec toi. » Ayant pris les deux, il les mit dans un tonneau et, ayant embarqué sur un navire, il arriva au lieu de la fête. A l’heure de la grande chaleur, alors que les hommes se reposaient, l’une des deux femmes jetant un coup d’œil et ne voyant personne, s’élança vers le tas d’ordures et, rassemblant de vieilles guenilles, elle s’en fit un pagne et se mit alors à circuler avec impudence. L’autre, qui était restée nue à l’intérieur du tonneau, disait : « Voilà que cette courti­sane ne rougit pas de circuler nue ! » Excédé, son mari dit : « C’est prodigieux ! Elle au moins cache son indécence, et toi qui est toute nue tu n’as pas honte de parler de la sorte ? » Ainsi en est-il de la médisance. »

C’est une considération qui peut nous sembler tout à fait juste. Néanmoins, l’enjeu n’est pas là. Ce passage ne nous dit rien de la structure du sujet ni de son fonctionnement, il analyse une modalité du discours, la médisance. 

Par contre, de nombreux passages visent à mettre en pratique ce qui sera bien plus tard développé par Loyola : des exercices visant à se soumettre à la parole divine, et à Dieu lui-même, personnifié comme Sujet suprême de l’énonciation de tous les discours.

En voici quelques-uns, moins d’une dizaine. Ce sont généralement des abbés qui nous parlent.

Bessarion 10

« Garde le silence et ne t’estime pas toi-même. »

qui entre en résonance avec 

Euprépios 5 et 6

« Si un homme a l’humilité et la pauvreté, et qu’il ne juge pas, la crainte de Dieu lui viendra. »

et

« Que demeurent en toi la crainte, l’humilité, la privation de nourriture et le deuil. » 

Jean Colobos 22

« L’humilité et la crainte de Dieu sont bien au-dessus de toutes les vertus. » 

Epiphane 11

« C’est une grande trahison du salut que de ne rien savoir des lois divines. » 

Jacques 3

« (…) la crainte de Dieu, quand elle vient dans un cœur d’homme, l’éclaire et lui enseigne toutes les vertus et les commandements de Dieu. »

Pœmen 49

« L’homme a besoin de l’humilité et de la crainte de Dieu, comme du souffle qui sort de ses narines. » 

(Les sentences des pères du désert. Collection alphabétique, Solesmes, 1981)

Tout ça n’est très clairement pas une psychologie ni une métapsychologie, mais un impératif majeur qui guide des exercices spirituels de dépouillement de soi. Et je ne vois pas bien en quoi une connaissance du sujet pourrait aider à la pratique de ces exercices. Tout comme je dois bien avouer que je ne vois pas non plus en quoi ces exercices pourraient accompagner une guérison du sujet. Ce sont deux voies différentes, dont il ne me semble pas nécessairement souhaitable qu’elles se rejoignent.

A trop mélanger les deux registres, il y a, en effet, une confusion qui s’installe entre le sujet et l’âme. La question de l’âme ressort de la spiritualité, à travers la rectification de l’âme par le dépouillement, afin qu’elle atteigne la pleine soumission à Dieu, issue unique de sa rédemption. Mais on ne peut dire du mal, de la souffrance psychique, que vit le sujet, qu’ils proviendraient d’un manque de foi.

Dès lors que les deux sont bien distincts, alors seulement l’itinéraire de la spiritualité et de l’amour de Dieu peut être emprunté.