Un de nos participants me faisait remarquer il y a quelques jours une certaine obscurité, une obscurité croissante même, dans le cheminement des comptes-rendus que je vous livre chaque semaine. Je dois vous avouer que cette obscurité croissante m’avait traversé l’esprit en les rédigeant.
Reprenons, donc.
Nous avions commencé par dire que la philosophie, son exercice, étaient rendus possibles par l’existence d’énoncés dont la réception n’était pas sous la condition d’une identité sociale, culturelle ou corporelle. De tels énoncés, avons-nous avancé, sont des vérités, reçues dans l’évidence de leur manifestation. Nous avons ajouté que, n’étant pas sous la condition d’une identité particulière, ces vérités étaient des énoncés universels, pouvant donc être reçus par quiconque, en tout lieu et en tout instant.
Nous avons ensuite abordé différents domaines possibles de manifestation de ces vérités universelles, dont l’art, l’amour et la science.
Diverses positions ont été affirmées, allant du doute subjectiviste le plus absolu, en gros, il n’y a de vérités que subjectives, à la transcendance de vérités absolues et valables pour tous, que ce soit par exemple sous la forme du ciel des idées platoniciennes ou du divin. Nous avons essayé de nous camper, j’ai essayé de me camper, dans une tierce position, afin de maintenir ouverte la discussion quelque part entre le doute radicale et l’affirmation définitive.
Nous avons essayé de repérer des traces de ces vérités dans notre quotidien, telles qu’elles peuvent s’inscrire dans notre chair, de l’orgasme à l’extase, la béatitude, mais aussi, alors, s’éloignant petit à petit de notre première définition des vérités, la douleur intense, les intoxications, bref, tout ce qui d’une manière ou d’une autre conduit à une extinction de la pensée, ou à tout le moins du langage.
Nous sommes progressivement passés de vérités subjectives, mais non moins universelles, à la vérité de l’être ou, tel que je vous l’ai présentée, à la vérité de l’être en tant que matière, dont notre corps, de toute évidence, participe, matière dont il est fait, et matière en laquelle il est constamment immergé.
Or, que ce soit les vérités subjectives ou cet accès corporel, physique, que nous avons commencé à entrevoir, à l’être en tant que matière, font trou dans le savoir. L’être, je l’entends ici, comme ce qui est en tant que ça est, c’est-à-dire, plus techniquement, sous sa forme anté-prédicative, sans qualité, simplement sujet et verbe : l’être, c’est ce qui est.
Les vérités subjectives font trou dans un certain ordre du langage, dans un ensemble symbolique donné. Nous avons surtout abordé ce point concernant la création en art et un peu à propos de la découverte ou de l’invention en science. L’amour, nous avons dit qu’il advenait à partir de la rencontre d’une présence, sans vraiment cerner de quoi il était le trou.
La vérité de l’être, en tout cas notre accès à sa matérialité, l’être en tant que matière, nous avons dit qu’il fallait que le langage, le symbolique, soit troué, pour pouvoir y accéder sous la forme d’une extinction de la pensée, du langage, je disais aussi précédemment de la conscience, ce qui est encore à explorer.
C’est ce qui nous a conduit à notre séance d’aujourd’hui et à notre interrogation : les vérités sont-elles des trous ?
Les discussions.
L’articulation entre les deux champs de vérité, vérités subjectives et vérité de l’être, est interrogée par l’accès qui nous est donné d’accéder ou non à l’être, ici entendu soit comme matière informe, indiscernable étendue infinie de laquelle toute chose est issue et en laquelle toute chose repose, soit comme ciel des idées soit comme ordre du divin.
Nous effleurons alors des questions d’ordre théologique et bifurquons vers “les quatre nobles vérités” du bouddhisme (la souffrance, les raisons de la souffrance, la fin de la souffrance et le chemin conduisant à la fin de la souffrance), ouvrant peut-être subrepticement un troisième champ de vérité, autre que les deux premiers tout en relevant lui aussi de la loi de l’évidence et de celle de l’universalité, dont nous avons déjà vu précédemment qu’elles s’appliquaient aux deux autres champs.
La question est aussi soulevée par un des participants de la dimension malgré tout linguistique de notre affaire, en soulignant l’aporie qui serait au fondement de notre utilisation du langage pour aborder les vérités. Nous serions alors en train de contrevenir à l’un des principes initialement énoncés, à savoir que notre investigation ne devrait pas se mener sous le sceau de l’appartenance à une culture, à une langue particulière.
Ce point est alors relevé par une participante, qui évoque les abord possibles des vérités par les peuples amérindiens, notamment ceux des forêts tropicales d’Amérique du Sud.
Remarque : nous noterons que cette aporie est bien plus profonde qu’il n’y paraît et souligne la spécificité grecque de la philosophie, c’est-à-dire par la suite sa spécificité “occidentale”. Tout, ici, repose en grande partie sur l’existence ou non du verbe “être” dans la langue, mais aussi et surtout du nom commun “l’être”.
Ces discussions nous permettent de poser la question qui sera au cœur de notre prochaine séance : le langage nous empêche-t-il d’accéder à l’être ?