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Nous commençons donc notre cycle sur la justice, par la lecture de la Théorie de la justice de John Rawls. Ce texte s’inscrit dans une confrontation avec l’utilitarisme et l’intuitionnisme. L’utilitarisme, qui est un conséquentialisme, pose que la meilleure action est celle qui contribue au bien général, il est structuré suivant une logique téléologique, une logique des finalités, des finalités de l’action, individuelle ou collective, sachant que le modèle du collectif y reste l’individu. L’intuitionnisme, tout à son opposé, construit une déontologie, en insistant sur la prévalence des principes moraux comme fondement de l’action. Rawls, quant à lui, se réfère explicitement aux théories du contrat social (Locke, Rousseau, Kant).

Locke, Deuxième traité du gouvernement civil.
Rousseau, Du contrat social.
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.

Rawls propose une déontologie de la justice comme équité. L’équité étant ici la traduction du terme anglais fairness, repose sur les facultés morales de la personne humaine : 1. le sens de la justice et 2. la conception du bien.

Ces facultés morales sont articulées avec les principes de la justice équitable, dont nous suivrons la possible réalisation tout au long du texte de Rawls (Théorie de la justice, p.91). C’est même l’enjeu majeur de ce qui nous est proposé :

Premier principe : « chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. »

Les mêmes libertés de base, égales donc pour tous, garanties par l’accès au même système de droits, garantissant l’existence et l’exercice de ces libertés. Ce premier principe, qui peut apparaître sous les aspects de l’évidence, il nous faudra en réfléchir, justement, pas seulement la déontologie, mais aussi les conséquences puisque, après tout, que l’on se situe dans une perspective utilitariste, ou que l’on critique cette perspective, c’est bien la pratique qui nous intéresse, la pratique et ses résultats, et pas seulement la pratique et ses raisons. Inspecter les conséquences de la liberté comme équité, ce n’est pas retomber dans l’utilitarisme, dont les conséquences sont jugées au regard du bien général, mais c’est s’interroger sur l’accord entre déontologie et pratique et sur la mise en œuvre pratique de la déontologie elle-même.

Deuxième principe : « les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. »

Ce qui nous amènerait à faire reposer la persistance des inégalités 1. sur l’égalité de droit (le premier principe) : « des positions et des fonctions ouvertes à tous » 2. sur le bien commun : « à l’avantage de chacun » (le deuxième principe). Des inégalités donc, mais si et seulement si ces inégalités bénéficient à tous et à chacun. Des inégalités égalitaires, ou au moins équitables, justement, pourrait-on tenter de dire.

L’organisation de la société a ici pour socle, non pas la vie socio-économique concrète des hommes dans leur quotidien, mais la justice sociale, dont les principes sont appelés à régler et régimenter nos interactions :

« Pour nous, l’objet premier de la justice, c’est la structure de base de la société ou, plus exactement, la façon dont les institutions sociales les plus importantes répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et déterminent la répartition des avantages tirés de la coopération sociale. » (ibid. p.33)

Une distinction doit être faite entre le concept de la justice et les conceptions de la justice. Le concept de la justice en réunit et en déploie les principes constitutifs. Les conceptions de la justice sont des interprétations contextuelles, contextualisées, du concept.

Mais comment parvenir à penser le concept de la justice suivant la ligne proposée par ses deux principes rawlsiens ? Un principe de liberté, soutenant les mêmes libertés de base pour tous (liberté d’expression, de conscience, d’opinion…) ; un principe de différence, suivant lequel les inégalités (de richesse ou de pouvoir) peuvent exister à la condition qu’elles bénéficient aux plus désavantagés.

Il faut, d’après Rawls, que le sujet rationnel fasse l’effort du « voile d’ignorance ». Dans une position originelle donnée, il sera admis que chaque acteur est dans l’ignorance de sa propre position réelle (sociale, économique, culturelle, de race ou de genre,…). C’est l’effort de pensée qui nous est demandé par Rawls, et c’est un des points sur lesquels il a été le plus critiqué. Nous y reviendrons.

Quoi qu’il en soit, pour penser cette situation initiale, la position originelle de l’acteur social, nous allons devoir l’articuler avec les deux principes de base du contrat social :

1. « égalité dans l’attribution des droits et des devoirs de base » (ibid. p.41)
2. « inégalités socio-économiques (…) justes si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus désavantagés de la société » (id.)

Notez bien que Rawls, par l’importance qu’il donne aux membres de la société comme acteurs de celle-ci, par l’insistance qu’il formule sur une déontologie tournée vers le bien de chacun tout en critiquant un utilitarisme qui prétend favoriser des actions individuelles visant au bien commun, fonde sa théorie de la justice sur une conception cartésienne et libérale du sujet, conception dont nous avons appelé l’érosion tout au long de l’an passé. Pour ceux qui étaient là et pour ceux qui n’étaient pas là, l’ouvrage promis est parti ce matin-même à la relecture.

Ici, l’opposition entre l’utilitarisme d’un côté et la justice comme équité de l’autre, se concrétise dans l’abord du couple formé par le bien et le juste.

Pour l’utilitarisme, c’est le bien qui compte avant tout, c’est le bien comme forme du bonheur, et la clé en est la visée d’actions amenant le bien au plus grand nombre. Le juste est alors ce qui maximise le bonheur collectif. C’est ce qui en fait un conséquentialisme : la justice est jaugée suivant le résultat des actions. L’utilitarisme ne peut donc pas être réduit à un individualisme égoïste, en tout cas pas dans un premier temps, pas dans le temps de l’énoncé de ses principes. Pour ce qui est de la mise en œuvre de l’utilitarisme, nous verrons qu’il en va quand même autrement.

Pour la théorie de la justice comme équité, le bien est un concept individuel, différent pour chacun, et articulé à la recherche individuelle du bien-être. Le bien en ce sens repose sur l’égalité des conditions, afin que chacun puisse poursuivre librement ses propres buts. Le juste n’est pas ce qui maximise le bonheur collectif, mais ce qui assure que le bien puisse advenir, par la réalisation concrète du principe de liberté (égale pour tous) et du principe de différence (des inégalités réparties équitablement et seulement en faveur des plus défavorisés).

Bibliographie complémentaire :

Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux, PUF.
Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, PUF.
Charles Taylor, Les Sources du moi – La formation de l’identité moderne, Points.
Charles Larmore, Les pratiques du moi, PUF.
Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Armand Colin.
Michael Walzer, Sphères de justice, Seuil.
J.J.C. Smart, Bernard Williams, Utilitarisme – Le pour et le contre, Labor et Fides.