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Nous nous étions quittés la dernière fois en nous demandant s’il était possible de dessiner l’être.

Mais alors, en revient-on à l’œuvre d’art, telle que nous commencions à l’aborder il y a quelques séances ? Enfin, à ces œuvres d’art qui relèvent du dessin, c’est-à-dire du trait. Car nous ne nous sommes pas demandés s’il était possible de figurer l’être, ou de le représenter. Cette nuance a son importance, déjà parce que nous savons, ne serait-ce qu’intuitivement, que tout représente l’être, enfin, au moins ce que nous percevons. Car nos perceptions, c’est exactement ça : des représentations. Il y a ce qui se présente, ces choses qui, au contact de notre corps, dans le domaine des sens, des sensations, sont en quelque sorte dans la pure présentation. Et puis, à ces sensations nous donnons du sens lorsqu’elles se laissent habiter, traverser par le langage, devenant des perceptions, des sensations dotées de sens. Des représentations.

La différence entre présentation et représentation en revient à leur sens premier. La présentation est “une mise en présence” de deux choses l’une à l’autre, tandis que la représentation “rend présent” une chose à une autre. “Re” n’a pas le sens d’une répétition, c’est un faux ami, le “re” qui vient du latin comme suffixe a le sens de l’insistance. La représentation c’est ce qui dans la présentation, ou plutôt juste après la présentation, va insister. Nous sommes d’abord mis en présence et ensuite seulement la chose nous est rendue présente. Des corps se rencontrent, puis un corps prend sens pour un autre corps, après la mise en présence. Cette scansion nous indique le développement logique qui va de la sensation, contact primaire, premier, avec l’être (de la chose, la chose en tant qu’elle est), à la perception, comme émergence du sens donné à la chose, comme configuration locale de l’être, mise en forme de l’être dont la perception forme le tracé, et dans le même geste semble en effacer la présence.

Entre la différence entre présentation et représentation vient s’immiscer la présence. Nous avons en réalité : la présentation par la sensation, la présence par le nommer, la représentation par la perception.

“« Nommer », c’est appeler à la présence, faire acte de présence, – alors que « désigner » c’est représenter (le mot « arbre » représente cette chose là – représenter veut dire : remplacer, se substituer à). Donc toute la différence entre « nommer » et « désigner » est la différence entre « présence » et « représentation ». C’est la différence entre la parole poétique et le discours.” (Éliane Escoubas, “Henri Maldiney et la poésie”)

Présenter/sentir, nommer (là, le langage traverse la sensation), représenter/percevoir. Le langage, ici sous la forme du nom, nous fait passer de la sensation à la perception, de l’innommable innommé à l’intelligible.

En formant le tracé de la chose, la perception fait de la chose un objet. Et c’est bien, ensuite, un sujet qui converse avec un objet, nous baignons alors dans le sens et perdons de vue l’être, concentrant désormais notre attention sur les étants, c’est-à-dire pour nous des objets. Aussi l’autre nous apparaît-il toujours d’abord comme objet avant que d’être reconnu lui aussi comme sujet. L’être sujet de l’autre pour nous n’advient ainsi que dans un quatrième temps : sensation, dénomination, perception, subjectivation, quatrième temps qui va impliquer une autre question que nous avons déjà abordé, quoique très brièvement pour le moment, la question de la présence, et de la rencontre d’une présence, dont peut être issu le processus subjectif que nous avons appelé “amour”. La vérité se tient bien à la fois dans des procédures subjectives et dans l’être, les deux se rejoignant par l’être, les procédures subjectives que nous appelons des vérités, depuis le début de nos séances, étant elles-mêmes issues de l’être.

Le dessin, où se situe-t-il alors ? Peut-il ? Se peut-il ? qu’il soit quelque part du côté de l’être ? Le dessin comme tracé et comme trace, le trait sous la forme, la trace sous le dessin. Je vous invite à ce titre à visiter un jour le Département des Arts graphiques du Musée du Louvre. Vous pourrez y découvrir, y faire l’expérience de la trace d’avant le dessin. Il y a aussi une autre approche à votre disposition. Vous pouvez regarder de près les planches originales de bande dessinée qui sont sur le mur derrière moi. Elles ont été dessinées il y a soixante-dix ans. Si vous vous en approchez et que vous concentrez votre attention sur les traits qui forment les objets et les personnages, vous commencerez peut-être à saisir ce que j’entends par cette trace que je veux logiquement antérieure au sens que prennent les formes.

Ce que je vous propose c’est de revoir, de repenser ce que vous entendiez peut-être quand nous nous demandions si nous pouvions dessiner l’être. Peut-être bien que dessiner l’être ce n’est pas tracer la forme de l’être, car l’être n’a tout à la fois aucune forme et les a toutes, il n’en a pas en son étendue illimitée, il les a toutes par ses configurations locales, que nous avons appelé des choses. Peut-être que l’on dessine l’être en tant que pure trace toujours-avant-les-formes. C’est ça que je voudrais arriver à vous faire sentir aujourd’hui.

Discussions.

Un des participants a modélisé une forme d’hélice irrégulière, soit une spirale initialement déployée sur la surface d’un tube, mais dont le diamètre varie, se resserrant et se dilatant de manière aléatoire. Il nous présente cette courbe mathématique comme illustration de notre approche de l’être, celle que nous suivons une semaine après l’autre. Nous serions donc dans un mouvement s’éloignant puis s’approchant de l’être.

Une première remarque nous fait souligner la proximité entre le mouvement ainsi décrit et celui de la respiration, de ce corps “outre”, vide se remplissant et se vidant dans un mouvement continu. À noter que le phénomène de l’angoisse et la sensation de resserrement qui souvent l’accompagne serait alors à réfléchir comme une insistance de l’être, de notre pure corporéité. Au bord de l’être, ça peut être l’angoisse.

Nous discutons de ce tracé pour en faire non pas une représentation de notre démarche et de nos échanges, ou une représentation de l’être en tant que tel, mais pour revenir sur l’énoncé initial de cette session : le tracé en tant que tel est à saisir comme trace de l’être, l’être est dans la trace, dans le trait. Toute saisie symbolique, toute appropriation langagière, tout nommage du trait, efface l’être. C’est, bien entendu, tout ce contre quoi nous butons constamment.

Diverses représentations, toujours, sont évoquées.

Notant à nouveau, à plusieurs reprises, notre propension à tous à passer à côté de l’être à chaque fois que nous sommes tentés d’en livrer des représentations symboliques, ou même des images aussi simples soient-elles, nous en arrivons à ce qui sera le thème de notre prochaine rencontre : “Peut-on se perdre en chemin ?”