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Après avoir poursuivi, le 22 juin, notre discussion sur la fin supposée de l’histoire, en rappelant de ce dont il s’agit chez Hegel et, par extension, chez Kojève et chez Fukuyama, à savoir la fin supposée du processus, initié dans l’Antiquité, qui va voir se former l’État comme forme d’organisation politique garante de la liberté, et de la liberté se faisant elle-même, de la liberté non comme un absolu transcendant mais comme la liberté pratique en train de se faire, l’État libéral moderne qui succède à la Révolution française étant à l’acmé, et à la fin, de ce processus historique, nous entamons ce 29 juin nos discussions sur les “sept questions politiques du jour” identifiées en 2017 par Bernard Bourgeois, et qui le sont toujours, “du jour”, sept ans plus tard.

Nous commencerons par l’injonction répétée à “faire société”. Cette expression comme injonction serait apparue au tournant du siècle, il y a environ 25 ans, d’après l’historien et sociologue Jacques Donzelot, maître de conférences à l’Université Paris X-Nanterre.

Alors, posons déjà que :

1/ “Faire société” ce n’est pas refaire la société.

2/ Le terme “société” n’y fonctionne pas comme substantif mais comme adverbe. “Société” ne fait pas office de nom, mais d’adverbe ou d’adjectif.

3/ À cette “désubstantialisation” de la “société” correspond non pas, non plus, le “social” mais le “sociétal”.

“L’appel à faire société peut (…) être compris comme soucieux de lier l’individu (…) à cette désubstantialisation (…) qu’est d’abord (…) le sociétal.”

 

Nous entendons bien, que toute la question va à partir de là tourner autour de l’immédiateté de la liberté individuelle : “qui s’imagine que la liberté peut s’affirmer elle-même sans se libérer d’elle-même prise en l’immédiateté de son être” : pour l’individu, sa liberté agissante est prise comme un absolu immédiat, réalisé à tout instant ici et maintenant, et non plus comme un processus long, celui de toute une vie, en réalisation constante mais jamais accomplie, achevée, finie, ou plus exactement, sa fin propre, la fin propre de la liberté, qui serait la liberté se réalisant elle-même, et non pas la liberté déjà réalisée, absolue, et comme telle transcendante, pouvant donc, attention, s’imposer à autrui, être imposée à autrui. La liberté ainsi conçue de l’individu contemporain, celui de la désubstantialisation de la société et de la sociétalisation des rapports sociaux, humains, se veut ainsi sans limites.

Sociétalisation, donc : “réappropriation par les individus d’une société qu’ils vivent comme aliénante” – “la négativité objective des structures sociales”, “réanimation psychologisante de la société réelle”, c’est-à-dire des hommes entre eux, dans leurs interactions quotidiennes – attention, là, au terme de “négativité”, la négativité, ou la négation, chez Hegel, n’implique nul jugement, mais décrit toujours, un processus, une position, dans le cadre de la dialectique, des rapports ou relations dialectiques.

La dynamique de la société civile, qui apparaît au XVIIIe siècle, entre la famille et l’Etat permet alors de distinguer structure sociale (“vie sociale (…) économico-juridico-culturelle”), structure familiale et structure étatique-nationale. La famille et l’Etat lient “l’individu et le tout réel” alors que “la structure sociale fait s’affirmer (…) en les distanciant (…) dans le tout détotalisant (…) le singulier et l’universel” : individualisation et mondialisation : travailleur spécialisé et solidarité “subie” universelle.

La “réaction sociétale” se répand en réaction “dans les marges de la réalité laborieuse”. (cf. Philippe Muray) : étant malgré tout des animaux sociaux, les individus de cette société désubstantialisée, de cette société des individus absolument libres, mais on l’aura compris, très éloignés, dépourvus, dépouillés, de toute liberté réelle, cette affirmation de l’individu comme délié de toute forme de totalité, la famille et l’Etat, a pour pendant un retour du désir de “faire société”, justement, à travers les différentes formes du festif. On retrouve ainsi dans le festif un assemblage hétéroclite d’individus, perdus pour les autres et pour eux-mêmes, ce qui au passage en fait aussi d’excellents candidats pour la société de consommation.

La dynamique de la société civile est détotalisante “en ce qu’elle médiatise les relations entre les personnes par les relations marchandes avec les choses”. Référence directe à Marx, qui écrivait à propos des relations marchandes dans une société capitaliste : “(…) les relations sociales entre les personnes se présentent pour ainsi dire comme inversées, comme un rapport social entre les choses”, Marx ajoute juste après : “la valeur d’échange est un rapport entre les personnes, (…) un rapport qui se cache sous l’enveloppe des choses” (Critique de l’économie politique, 1859).

L’individu de la société désubstantialisée, l’individu du sociétal est confronté à la communauté familiale, qui “n’émancipe guère la singularité”, et à la communauté politique, qui “ne réalise pas l’universalité”. Toutes deux intériorisent “le pouvoir du tout sur l’individu en en faisant (…) un devoir qui (…) apparaît” désormais, comme “socialement abusif et dépassé.” L’individu sociétal revendique des droits, opposés à toute limite “naturelle ou institutionnelle” (la famille et l’Etat). “(…) on veut faire société et dans la famille et dans l’Etat, en y actualisant un libre arbitre ouvert et mobile”.

Et comme la loi, qui régit tout aussi bien les contenus naturels qu’institutionnels, est le fait de l’Etat, “la libération sociétale de la vie sociale, ne semble pouvoir être assurée que par celle de la vie politique”, la vie de l’Etat. Vie politique donc, qui, sociétale et détotalisante, si elle est fondée sur l’immédiateté de la liberté individuelle, amène l’Etat à renoncer “à certaines de ses responsabilités” : délégation des pouvoirs “au-dessus de lui” – le supra-étatique européen ou mondial, Europe, ONU, ONG… ; délégation à l’intérieur-extérieur même de l’Etat-nation à “des autorités administratives indépendantes” – comités d’experts, mouvements citoyens…

Ce renoncement correspond à une “juridicisation de l’Etat” et une “contractualisation continue du politique” : “Ce retrait de l’Etat est celui de la loi au sein du droit”. Ce qui correspond bien à l’achèvement de la sociétalisation individualiste évoquée par le “faire société”, le sujet contemporain s’expérimentant lui-même comme intersubjectivité, par le retrait de l’Etat, “celui de la loi au sein du droit”, décision du juge, contrat entre des citoyens.

Nous verrons le 6 juillet un peu plus avant ce qu’il en est du devenir juridique du lien social en sa désagrégation sociétale séparatrice.