Il m’est apparu la dernière fois, pour assurer le bon déroulement de nos séances, qu’il ne serait pas inutile de rappeler à nouveau trois des conditions sur lesquelles repose ce que nous avons appelé « l’exercice de la philosophie ». Car nous ne sommes pas ici, nous ne devons pas être, et c’est une réelle contrainte, dans l’affirmation de notre apparaître, mais dans l’ouverture et la réception du discours d’autrui, affirmant alors une horizontalité pratique, non nivelante, une forme, somme toute, de modestie et de souci d’accueil de l’autre dans sa différence et son égalité à chacun.
Les trois conditions :
- Une condition démocratique : la liberté de pensée. Tout énoncé peut être énoncé par quiconque et discuté par quiconque, à la seule condition qu’il soit argumenté.
- Une condition normative : une loi de la pensée partagée par tous. Tout énoncé a des conséquences, qu’il conviendra à chaque fois d’inspecter et d’interroger.
- Une condition égalitaire : la possibilité de l’universalité. Il existe des vérités, qui sont des énoncés, dont la réception par quiconque ne dépend ni du statut social, ni de l’appartenance identitaire (culturelle, linguistique, religieuse…), ni du dispositif corporel (couleur de peau, sexe…).
Si, toutefois, et rien ne l’interdit, il vous venait le désir de mentionner des auteurs sur lesquels vous souhaiteriez faire reposer votre discours, il vous sera demandé clarté et argumentation. Si un concept, un principe, vous semblent pertinents, ou même essentiels, alors, s’il-vous-plaît, prenez le temps de nous en exposer la définition, mais quand même une définition synthétique, pas trop étendue, pour ne pas phagocyter l’espace et le temps de parole, malgré tout inextensibles dans les conditions de nos rencontres. Il faut absolument définir et argumenter, sinon on retombe dans l’argument d’autorité, on balance des noms comme ça, et nous savons bien ce qui soutient ce name-dropping, cet étalage de noms : sa seule et unique fonction est de se faire briller en société. Nous ne sommes pas là pour ça. Beaucoup plus humblement, nous sommes là pour essayer de penser ensemble, à égalité, quelles que soient nos origines, quels que soient nos parcours. Tel est notre contrat social.
Venons-en maintenant à Rawls et à son abord de la question de l’intuitionnisme, qui peut tout aussi bien se situer du côté téléologique, donc des actions orientées vers un but, que du côté déontologique, donc des principes qui orientent des actions. L’intuitionnisme repose sur des principes intuitifs indiscutables, qui peuvent entrer en contradiction les uns avec les autres et dont l’équilibre serait lui aussi obtenu intuitivement. Donc : une pluralité des principes premiers, et un équilibre intuitif entre ces principes. Il est fait appel au sens commun, sans qu’aucune autre règle de priorité ne soit appliquée que celle demandée par une situation factuelle, par définition à chaque fois changeante. La force de l’intuitionnisme réside dans sa réfutation des généralisations englobantes qui prétendraient pouvoir embrasser la diversité de l’expérience réelle. Il n’y aurait pas, par exemple, de solution au problème de la priorité, c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas de solution rationnelle permettant d’ordonner des principes premiers qui entreraient en concurrence.
Il nous faut pourtant trouver un moyen d’ordonner les principes premiers, afin de construire une conception rationnelle de la justice. Alors que pour l’utilitarisme l’intuition n’a pas sa place, puisque l’action moralement juste est toujours celle qui maximise rationnellement le bonheur ou le bien-être global, la théorie de la justice comme équité propose de limiter l’intuition, par exemple en établissant un ordonnancement des principes par priorités. En effet, ce qui compte pour la justice comme équité est de produire « une conception commune de la justice », qui ne repose pas sur un unique principe (cas de l’utilitarisme) mais sur l’établissement d’un contrat ordonnant une multitude de principes.
Cette conception commune de la justice préconisée par Rawls, qui vise à accorder une multitude de positions, dont certaines peuvent être divergentes ou opposées les unes aux autres, peut dans un premier temps se construire à partir d’une approche lexicale, c’est-à-dire une approche qui élabore un lexique ordonné des principes premiers, plutôt que de reposer sur un pur intuitionnisme ou de ne se référer qu’à un seul et unique principe premier (utilitarisme).
C’est là qu’intervient une tentative de définition du sens moral et de la théorie morale qui s’en suivrait. Reprenant son idée de la position originelle et d’un accord sur les principes du contrat, Rawls évoque ce qu’il appelle les « jugements bien pesés », c’est-à-dire des jugements qui ne seraient pas motivés par nos propres intérêts. Il en appelle à l’existence, en chacun, d’une « forme complète d’une conception morale ». On se permettra d’en douter. Que faut-il pour disposer d’une telle forme complète de conception morale ? Si l’on considère qu’une conception morale renvoie à l’existence d’un ensemble cohérent de règles de conduite qui s’accordent à une certaine idée du bien, nous devons nous demander en premier lieu si tout le monde a réellement une idée bien définie et fixe du bien, et nous devons ensuite nous demander si une telle idée du bien implique nécessairement un ensemble cohérent de règles qui correspondraient à cette idée et à sa mise en pratique. Rien n’est moins sûr, et Rawls semble bien faire l’impasse sur ces points. Il me semble qu’il manque toujours à cette argumentation une théorie des pulsions et des passions, une idée de la colère et de la haine. L’homme ne peut-il être parfois tout à fait destructeur en n’étant porté par nulle conception ou idée, même intuitive, du bien ? Ou encore, si nous avons une idée du bien, sommes-nous réellement toujours en train d’orienter nos actions en fonction de cette idée ? Il me semble que c’est beaucoup demander au sujet qu’il se conforme et applique toujours ce qu’il pense et ce qu’il énonce.
Certes, le propos de Rawls vise à l’élaboration d’une théorie de la justice, et non une théorie de l’injustice. Mais l’une peut-elle réellement se passer de l’autre ? Comment peut-on, par exemple, élaborer une théorie de la loi sans théorie du crime ? Une théorie de la norme sans théorie de la déviation ? Le rationalisme de Rawls, qui sous-tend l’ensemble de son texte, le conduit à chercher à élaborer une conception purement logique de la justice, conception logique qui à tout moment peut se soumettre au fétichisme de l’équation mathématique et au calcul bien compris d’une économie des sentiments moraux. Mais c’est aussi ce qui fait la densité et la richesse de ses réflexions, puisque cela l’amène à envisager le plus grand nombre possible de cas et de constamment passer en revue toutes les possibilités qu’il discerne, à l’exception, donc, exception massive, d’une réelle interrogation des motivations sociales et psychiques du sens de la justice, ou de l’injustice, de chacun.