En abordant la question de l’intuitionnisme, à savoir de ce principe suivant lequel il nous faudrait recueillir la multiplicité des conceptions individuelles et intuitives de la justice et les faire se confronter dans un arbitrage au coup par coup lui aussi tout intuitif, nous avons soulevé la question de la pondération et de l’ordonnancement de ces différentes conceptions. Comment, dès lors, pouvoir élaborer un juste ordre de priorité ? L’utilitarisme, à l’opposé radical de l’intuitionnisme, repose sur un seul et unique principe directeur pour la prioritisation des jugements.
La théorie de la justice comme équité essaie de s’immiscer au milieu de ces deux conceptions, en ayant recours à une tentative de mise en ordre rationnelle de la multiplicité des intuitions. Elle reconnaît sa dépendance à l’intuition, dans sa volonté de recueillir la diversité et la pluralité des points-de-vue, tout en cherchant à limiter la portée de l’intuition et à parvenir à un accord reposant nécessairement sur l’établissement rationnel d’un système de priorités. Ce système de priorités appelle quant à lui la reconnaissance à travers la position originelle de la relativité des jugements. La théorie de la justice pourra alors chercher à établir un ordre « sériel ou lexical » (lexicographique) des priorités, demandant à ce que les principes suivent cet ordre, et que tout principe situé en amont dans la hiérarchie établie soit en premier lieu réalisé ou invalidé avant de passer au suivant.
Nous avons commencé à voir, par exemple, que « le principe de la liberté égale pour tous », comme principe d’égalité, venait avant la reconnaissance des inégalités et leur souhaitable pondération en faveur des plus nécessiteux.
Enfin, la place occupée par l’intuition dans nos jugements peut aussi être pondérée par un principe de prudence rationnelle, quitte à reconnaître dans certaines situations que nous ne pouvons pas prendre de décision, ne disposant pas des connaissances requises.
« Le but pratique est d’atteindre un consensus relativement solide dans les jugements afin de parvenir à une conception commune de la justice. » (Rawls, p.70)
La théorie morale sous-jacente à la théorie de la justice comme équité part du principe que nous sommes tous pourvus d’un sens moral et que les jugements liés à ce sens moral gagnent en acuité et en volonté au fur et à mesure que nous vieillissons. Là encore, Rawls déplie la fiction d’un individu rationnel, détaché de ses influences sociales et dépourvu de pulsions : « consciemment et intelligemment », nous dit-il.
Nous pourrions ainsi nous amuser à répartir les trois univers théoriques qui s’affrontent ici à partir de la deuxième topique freudienne, à savoir la reconnaissance des trois instances de la vie psychique élaborées par Freud : le Ça, le Surmoi et le Moi. L’utilitarisme, avec son principe unique qui fait loi et qui vise à maximiser le niveau de bien-être global dans une société, pourrait être vu comme essentiellement assujetti au Surmoi, à l’ordre social, à l’ordre du symbolique. L’intuitionnisme, dans sa reconnaissance illimitée de la multiplicité des intuitions individuelles, pourrait être vu comme reposant en grande partie sur le Ça, c’est-à-dire les pulsions qui traversent l’individu. Mais comme il n’est certes pas question de rabattre l’intuition sous le pulsionnel, on pourrait aussi se référer à la première topique (Inconscient-Préconscient-Conscient), et dire que l’intuitionnisme est en tout point soumis à la logique de l’inconscient, logique de la circulation du désir, en tant qu’il est le pulsionnel saisit dans les rêts du symbolique, du Surmoi. Enfin, la théorie de la justice comme équité, en faisant appel à la position originelle, au voile d’ignorance, aux jugements bien pesés et à l’établissement d’un ordre rationnel de priorités afin de hiérarchiser l’ensemble des principes intuitifs, relèverait bien du Moi, mais d’un Moi tant pris dans la tension entre le Ça et le Surmoi, qu’il s’érige en arbitre purement rationnel du conflit des intuitions.
Le concept de « jugement bien pesé » vient illustrer ce souci de rationalité. Rawls nous dit en effet que pour parvenir à un jugement bien pesé, nous devons écarter tout jugement hésitant, tout jugement fondé sur l’émotion, et tout jugement qui reposerait sur nos intérêts propres. On notera tout de suite qu’en excluant l’hésitation Rawls fait implicitement appel au principe de certitude, sans le nommer, qu’en excluant les émotions il met de côté au moins une partie des intuitions, et qu’en excluant les intérêts propres, il met entre parenthèses la poursuite du bonheur individuel, ou en tout cas de la conception que chacun peut en avoir.
L’objectif du jugement bien pesé dans le cadre de la théorie de la justice comme équité est d’aboutir à un « équilibre réfléchi », un accord, entre les principes élaborés dans la position originelle, en ayant recours au voile d’ignorance, et les principes tirés du jugement bien pesé évaluant la pluralité des intuitions morales.
La tâche première, telle qu’elle est posée par Rawls, sera donc l’analyse des différentes conceptions morales.
Notons enfin qu’une autre objection peut-être adressée à Rawls : son ignorance, à tout le moins apparente, du fonctionnement des idéologies. Il affirme en effet que la seule raison de la domination de l’utilitarisme sur « la tradition philosophique » résiderait « dans le fait qu’aucune autre théorie constructive n’a été avancée ». En procédant ainsi, il fait comme si les théories de la justice n’étaient aucunement traversées par des enjeux idéologiques, politiques, économiques, et ainsi de suite.