Nous verrons aujourd’hui comment Rawls élabore les principes de sa théorie de la justice comme équité. Nous avons déjà brièvement rappelé que l’utilitarisme qu’il critique fonde son raisonnement sur les conséquences des actions individuelles quant au bien commun. Prenant le contre-pied de cette position utilitariste, Rawls nous dit que des individus se considérant comme égaux ne peuvent y adhérer puisqu’ils n’ont pas de raison de diminuer les libertés de quelques-uns, en particulier les leurs propres, en vue du bonheur des autres. On pourrait, éventuellement, lui objecter que ce n’est pas seulement du bonheur des autres dont il est question dans l’utilitarisme, mais du bonheur du plus grand nombre, ce qui n’est pas tout à fait pareil. Mais passons là-dessus pour le moment. Aussi, estimant que ces individus qui se considèrent, ou pas, comme égaux et qui poursuivent leurs propres intérêts, leur propre bien, selon la conception que chacun a de ce bien, risquent d’être dépourvus de sentiment altruiste, Rawls pose la question de la coopération sociale et de comment fonder cette coopération.
Vous voyez bien que ce sur quoi bute, et nous y reviendrons à de multiples reprises, le raisonnement de Rawls, ce que je vous signalais déjà la semaine dernière : l’égoïsme ou l’altruisme, s’ils sont évoqués, ne sont à aucun moment interrogés quant à leurs fondements respectifs, en particulier leurs fondements psychiques dans leur articulation à des situations concrètes. Ils sont en quelque sorte naturalisés, c’est-à-dire perçus comme des dimensions variables d’une « nature humaine » insue, à laquelle on serait bien en peine de trouver une définition dans le texte rawlsien. C’est un intuitionnisme qui ne dit pas son nom, une conception spontanée de la « nature humaine ».
Je me permets de vous signaler, au passage, la parution, ces derniers jours, d’un ouvrage qui semble tout à fait intéressant concernant l’articulation du politique et du psychique, à tout le moins un ouvrage qui ouvre de multiples fronts de débat, je veux parler du livre de Frédéric Lordon et Sandra Lucbert, intitulé Pulsion. C’est là aussi un texte sujet à de multiples critiques, et ce dès les premières pages, mais qui a l’immense mérite de remettre ce débat sur le devant de la scène et qui donne une nécessaire publicité à un point aveugle crucial de la pensée politique contemporaine, à savoir l’articulation entre l’apport du poststructuralisme à la théorie du sujet, que nous avons évoqué à de très nombreuses reprises l’an passé, et que nous déployons dans les séances données en ce moment même à l’UIA, et la critique du monde dans lequel nous vivons, à savoir le monde capitaliste marchand des démocraties libérales occidentales.
Sur quels principes, donc, fonder la justice comme équité ?
1/ « l’égalité dans l’attribution des droits et des devoirs de base »
2/ « des inégalités socio-économiques (…) (qui) sont justes si et seulement si elles produisent (…) des avantages pour chacun et, en particulier, pour les (…) plus désavantagés »
Ces principes, et en particulier le deuxième principe, mériteront de longues discussions et une investigation en profondeur. Nous devrons en particulier nous demander si l’admission de la persistance d’inégalités ne rend pas la justice comme équité essentiellement compatible avec le monde tel qu’il est et avec la perpétuation de la séparation entre capital et travail, dont nous savons qu’elle est au fondement de ce monde et qu’elle implique l’existence et la mécanique des processus d’exploitation contemporains de la force de travail ainsi que le déploiement de l’aliénation marchande sous la forme du spectacle de la circulation des marchandises. Cette compatibilité est-elle souhaitée ? Et qu’est-ce qui soutient ce souhait ? Quand, à quel moment, Rawls s’autorise-t-il à interroger les processus de l’aliénation marchande, y a-t-il seulement quelque chose de tel que cette aliénation dans sa théorie ?
Soyons quand même justes avec Rawls, et disons-nous que les inégalités pourraient être des inégalités naturelles de moyens, dans quel cas les principes de la justice comme équité pourraient même être compatibles avec l’idéal communiste : « De chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins ». Ceci dit, nous verrons par la suite que ce n’est pas vraiment ça que Rawls a à l’esprit.
Le premier principe nous incite quant à lui à nous interroger sur le concept d’égalité. En termes anglo-saxons, c’est la question, notamment posée par Amartya Sen : Equality of What? : l’égalité de quoi ? ou : quelle égalité ? De quoi parle-t-on ici quand on parle d’égalité ?
Amartya Sen, “Equality of What?”, The Tanner Lecture on Human Values, Stanford University, 22 mai 1979.
https://ophi.org.uk/sites/default/files/Sen-1979_Equality-of-What.pdf
Sen analyse trois formes d’égalité : l’égalité utilitariste, l’égalité totale et l’égalité selon Rawls. Il les critique toutes les trois et rejette aussi la possibilité de les combiner pour atteindre un concept plus large et plus fonctionnel. Nous reviendrons là-dessus un peu plus tard dans l’année. Je voulais juste vous signaler ce point et je vous indiquerais le lien vers le texte de Sen dans le compte-rendu de la séance.
Quant au principe d’inégalité, il peut par exemple rendre tout à fait acceptable la propriété des moyens de production par un petit nombre non plus comme origine d’inégalités mais comme inégalité acceptable et source d’opportunités de travail pour ceux qui ne possèdent pas les moyens de production. En ce sens, les fondements du capitalisme peuvent apparaître comme tout à fait justes pour la justice telle que la conçoit Rawls.
C’est très important pour nous, de pouvoir le souligner, pour de multiples raisons, car Rawls nous permet de distinguer et de souligner un plus grand nombre de lignes de partage que nous n’en avons l’habitude. Une ligne de partage entre actions dirigées vers un but et actions motivées par un principe, téléologie ou déontologie, conséquentialisme ou intuitionisme, mais aussi intuition ou contrat social, libéralisme ou critique sociale, État-providence ou démocratie de propriétaires, le bien et le juste… et ainsi de suite.
Le raisonnement de Rawls sur l’acceptation des inégalités se résume ainsi : un consensus, une « coopération volontaire », peut être atteint à condition que « la répartition des avantages » bénéficie à tous, y compris à ceux qui ont et peuvent le moins. C’est à peu près là que Rawls en vient à la théorie du contrat et qu’il fait de la théorie de la justice une part de « la théorie du choix rationnel ». Il fonde explicitement sa théorie de la justice sur des principes issus de l’économie, et en particulier la notion de position originelle sur laquelle repose la possibilité même du contrat. Le « voile d’ignorance » prôné par Rawls permet ici à l’individu de ne pas être biaisé dans ses choix « en fonction des circonstances de son cas particulier ». Le voile d’ignorance doit permettre à l’individu de se comporter comme un être pourvu d’un sens moral, c’est-à-dire doté d’une conception du bien et d’un sens de la justice qui soient pratiquement applicables, quelle que soit la position sociale et économique réelle : « des personnes rationnelles en position d’égalité et soucieuses de promouvoir leurs intérêts, ignorantes des avantages ou désavantages dus à des contingences naturelles ou sociales. » C’est un point d’opposition majeur à l’utilitarisme, qui s’attache quant à lui « à réaliser la plus grande somme totale de satisfaction pour l’ensemble des individus », à travers la réalisation du bien-être individuel de chacun. Dans l’utilitarisme, le bien est défini indépendamment du juste, comme ce qui apporte le plus de satisfaction à chacun et le plus grand bien-être général. Quant au juste, il est conçu comme une maximisation du bien à l’échelle de la société. L’équilibre est atteint par la conjugaison des actions de chacun. Remarquons que ce schéma n’est pas très éloigné de l’idée de main invisible du marché, inauguré en économie classique par Adam Smith. Il amène aussi à penser que les décisions du législateur, qui ont donc trait à l’intérêt général, tendent à considérer le collectif sous les aspects de l’individu, et non pas comme agrégation d’une multiplicité d’individualités différentes les unes des autres.
L’utilitarisme procède à une séparation du bien et du juste, faisant du juste une simple maximisation du bien, par l’individualisation du collectif, c’est-à-dire en considérant le collectif comme un individu, pourvu d’une personnalité rationnelle, procédant à des choix, et ainsi de suite, qu’incarnerait donc le législateur. C’est le dernier point que je voulais souligner aujourd’hui, et qui n’est pas sans conséquences, puisque l’on oscille alors entre une justice qui, bien qu’apparaissant à première vue comme individualiste, la justice issue des principes de l’utilitarisme, finit par être une justice qui arase la diversité des personnes, et une justice qui, en posant l’antériorité du juste sur le bien, borne les désirs des personnes par leur adhésion volontaire au contrat social. La justice comme équité reconnaîtrait ainsi la diversité des désirs, tout en réunissant dans un contrat volontairement accepté, des personnes rationnelles ayant accepté la limitation de ces désirs pour aboutir à une équitable répartition des droits et des devoirs.