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Nous en venons aujourd’hui à la dernière partie du monumental travail de John Rawls.

Dans cette dernière partie, après avoir abordé les fondements théoriques de la justice comme équité (chapitres 1 à 3), puis leur application pratique (chapitres 4 à 6), nous allons conclure avec la vision du monde qui fournit à la fois leur motivation éthique et leur promesse sociale concrète aux travaux de Rawls.

L’individu rationnel pour fondement de la justice comme équité

Tout l’enjeu tourne à nouveau autour de la conception d’un individu dont la rationalité est le véritable fondement et le véritable moteur de tout l’édifice théorico-pratique de la justice comme équité. C’est ce qui distingue notablement Rawls d’une pensée réellement socialiste ou, à l’opposé, des penseurs libertariens, mais qui fait la jonction entre socialisme et libéralisme, entre libéralisme égalitaire et socialisme libéral. C’est pourquoi son influence peut se remarquer aussi bien chez les démocrates américains (Barack Obama ou Bernie Sanders), dans le Labour Party britannique (Tony Bair, avec une touche néolibérale), le SPD allemand (Schröder), en France EELV et le PS (Jospin ou Piketty), Renaissance/REM à ses débuts, mais aussi des think tanks comme la Fondation Jean Jaurès ou Terra Nova.

La notion du bien se fonde notamment sur le principe de délibération rationnelle car elle ne peut pas reposer uniquement sur des préférences subjectives ou sur des sentiments moraux. Elle doit être ancrée dans un choix de vie rationnel. Le bien, c’est ce qui s’inscrit dans un plan de vie rationnellement choisi, par un individu ayant une pleine connaissance de ses désirs et de ses capacités.

Et si la définition formelle du bien correspond au choix rationnel d’un individu dans des circonstances idéales, c’est ce que nous avons vu avec la position originelle et le voile d’ignorance, il va de soi que cette définition n’est pas suffisante et en appelle une autre, qui prend forme dans ces derniers chapitres. Suivant cette nouvelle définition, plus pragmatique, le bien découle de l’accomplissement d’un plan de vie cohérent, soutenu par une hiérarchie stable de désirs. Ce plan de vie doit être réalisable et correspondre aux capacités de tout agent moral.

On retrouve cette idée chez Aristote, idée selon laquelle l’épanouissement humain découle de l’exercice actif, constant et vertueux de la raison. Ainsi, dans l’Éthique à Nicomaque : « si le bonheur est une activité conforme à la vertu, il est rationnel qu’il soit activité conforme à la plus haute vertu (l’intellect) », ou encore : « la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison ». Ainsi, plus une activité mobilise les capacités supérieures d’un individu, plus elle est susceptible d’être satisfaisante. Un plan de vie rationnel maximise l’engagement dans de telles activités. Le développement des talents et de la personnalité devient un bien en soi, ce qui justifie l’importance de l’éducation, de la culture, et des formes de reconnaissance sociale, l’égalité des chances.

Le respect de soi-même est considéré comme « le bien primaire le plus important ». Il est à la fois le fondement et l’effet d’un plan de vie réussi : sans respect de soi-même, aucun projet de vie ne peut être rationnellement poursuivi. Et le respect de soi-même est lié à la justice sociale, puisque dans une société injuste, ce respect est menacé, notamment pour les plus désavantagés.

Néanmoins, la priorité du juste appelle les principes de la justice comme équité à limiter les conceptions du bien, car toute conception du bien doit être compatible avec les principes de la justice définis jusque-là. Plusieurs conceptions du bien peuvent ainsi cohabiter dans une société démocratique, tout en maintenant un cadre institutionnel juste et équitable. La justice comme équité fournit selon Rawls une base rationnelle solide pour guider les choix de vie individuels. Elle assure la structure de base d’une société juste et oriente en même temps les individus vers une vie bonne, résultat d’un plan de vie rationnel et réalisable.

De cette manière, une société juste peut être stable sans exercer de contraintes, grâce à un sens de la justice qui pousse les individus à agir selon les principes de la justice comme équité, et non pas par intérêt ou par contrainte, mais par adhésion volontaire à un ordre jugé équitable, un contrat social. Ce contractualisme rationnel est pour Rawls la clé d’une société juste et stable. 

Suivant cette optique, trois étapes viennent ponctuer le développement moral des individus : la morale de l’autorité (c’est l’enfant qui obéit à ses parents ou ses éducateurs par attachement à ces figures), la morale de groupe (qui se développe par la loyauté à une communauté), et enfin la morale fondée sur des principes, abstraits et universels, qui sont reconnus comme valables, indépendamment de toute contingence (affective ou affinitaire). Ce sont des étapes naturelles dans une société bien ordonnée : les institutions justes encouragent le développement de citoyens justes. Les capacités morales des individus sont en outre pensées comme universelles, tout être humain pouvant développer un sens de la justice, tant qu’il s’inscrit dans un environnement favorable.

La théorie psychologique du sentiment moral qui est ici esquissée articule la formation du sens de la justice autour de la réciprocité, de la confiance, et du sentiment d’appartenance. Tout un chacun serait naturellement disposé à agir de manière juste lorsqu’il sait que les autres agiront de la même manière. Plus les individus observent la justice dans leurs institutions et chez leurs pairs, plus ils y adhèrent.

L’égalité entre les citoyens repose sur la possession par chacun des deux capacités morales essentielles que sont la conception du bien et le sens de la justice. C’est ce qui permet à la justice comme équité de dépasser sa conception purement théorique et de s’incarner dans une réalité sociale. Ainsi, la justice n’est pas seulement une exigence sociale, mais elle est aussi un bien pour l’individu lui-même. Les principes de la justice comme équité et le bien individuel se rejoignent, une vie juste étant rationnellement plus désirable que son contraire, indépendamment de toute sanction et de toute récompense.

Le bien est assimilé à un plan de vie rationnellement choisi, suivant l’autonomie de l’individu, conçue comme capacité à diriger sa vie selon des principes reconnus comme valables. Celui qui se reconnaît dans ce qu’il fait est autonome et la justice permet de garantir cette autonomie. L’union sociale, comme ensemble d’institutions de coopération, permet aux individus de réaliser ensemble des projets dans lesquels les contributions de chacun sont reconnues et les avantages sont équitablement partagés par tous.

Une distinction s’impose ici, toujours dans le texte de Rawls, entre l’envie rationnelle — qui exprime une plainte légitime contre des inégalités injustes — et l’envie mal fondée, qui naît d’une comparaison mal orientée. Une société juste tend à réduire l’envie rationnelle, car les inégalités y sont limitées par le principe de différence (elles ne sont justes que si elles améliorent la situation des plus désavantagés) et le respect des libertés fondamentales.

La priorité de la liberté s’inscrit contre les morales hédonistes, qui réduisent le bien-être à la maximisation du plaisir. Le bonheur ou le plaisir ne peuvent être le critère ultime de la  morale et de la justice.

Au final, dans une société bien ordonnée, le sens de la justice devient une partie intégrante du bien de chacun, dont nous avons rappelé qu’il correspondait à l’élaboration rationnelle d’un plan de vie conforme à des désirs ne venant pas empiéter sur la liberté d’autrui. Non seulement les citoyens agissent justement parce qu’ils le doivent, mais aussi parce qu’ils y trouvent une source de satisfaction morale et un soutien à la réalisation de leur plan de vie. Non seulement la justice est un principe fondateur de l’organisation sociale, mais elle est aussi un élément constitutif de l’épanouissement de chacun.