En attendant que l’on veuille bien nous faire parvenir les exemplaires commandés du Livre de la connaissance de Maïmonide, je vous propose de commencer à nous interroger sur l’approche intellectuelle qu’il propose et met en œuvre concernant le mystère de Dieu. Nous le ferons surtout à partir du Guide des égarés, le Moreh Nevoukhim. Ce sera une bonne introduction à la matière qui nous attend plus tard.
Maïmonide insiste dès le début sur le caractère inconnaissable et inaccessible de l’essence divine. Pour lui, Dieu n’est pas un objet de savoir au même titre que les êtres créés. Toute tentative de penser l’essence de Dieu est vouée à l’échec, car Dieu est absolument transcendant. L’esprit humain, limité, ne peut qu’énoncer ce que Dieu n’est pas. C’est ce qui l’amène à pratiquer une théologie négative, ou apophatique.
Afin d’éviter toute forme d’anthropomorphisme, c’est-à-dire toute forme de projection de ce que nous sommes sur l’idée de Dieu, Maïmonide développe donc une théologie négative : il va rejeter toute qualification positive de Dieu. Dire que Dieu est « vivant » ou « sage » ne signifie pas qu’Il possède la vie ou la sagesse comme qualités humaines, mais seulement qu’Il n’est ni mort ni ignorant. Nous savons de Dieu qu’il existe, mais nous ne savons pas ni ne pouvons savoir ce qu’Il est.
Pour la théologie négative, Dieu dépasse toute compréhension, toute description et tout langage humain. Il est indicible et inconnaissable dans son essence. Toute affirmation positive de ses qualités (par exemple « Dieu est bon » ou « Dieu est puissant ») est, pour l’approche apophatique, inadéquate et limitée, risquant de réduire Dieu à des concepts humains.
Apophatique vient du grec ἀπόφασις, qui signifie « éloigné de l’apparence », du préfixe grec ἀπο, qui signifie ce qui est « éloigné », et de φάσις, qui désigne « l’apparence ». D’un point de vue phénoménologique, apophatique désigne ce qui n’est pas visiblement manifeste. L’approche apophatique n’est pas opposée à une approche positive et affirmative, l’approche cataphatique (« Dieu est bon », « Dieu est Amour », « Dieu est omniscient” …), mais en est un complément.
La théologie négative traverse les siècles, puisqu’on la retrouve par exemple chez Denys l’Aéropagite (Ve-VIe siècle), pour qui Dieu est au-delà de tout ce que l’on peut concevoir ou nommer. Pour lui, Dieu est « au-delà de tout », même des concepts les plus élevés comme l’Être ou le Bien. Toute connaissance de Dieu passe par une « voie négative » (via negativa), c’est-à-dire par le silence et le retrait de toutes les images.
Peu de temps avant Denys, un des pères de l’Église, Grégoire de Nysse (IVe s.), insiste sur l’infinitude et l’inaccessibilité de Dieu, qui excède tout langage et toute pensée. Pour Grégoire de Nysse, Dieu est essentiellement incompréhensible et inatteignable. La nature divine est infinie (apeiron : illimité), absolument transcendante, et l’être humain ne peut jamais en saisir l’essence. Tout ce que nous savons de Dieu, c’est qu’Il échappe à toute définition. Grégoire de Nysse est un des tout premiers à élaborer une théologie apophatique : toute connaissance de Dieu commence par l’aveu de notre ignorance. Par exemple, la rencontre de Moïse avec Dieu sur le Sinaï nous montre que plus Moïse s’approche de Dieu, plus il entre dans « la nuée », qui remplit ici le rôle de symbole de l’impossible connaissance de Dieu.
Mais on pourrait aussi mentionner Jean Scot Érigène (au IXe s.), traducteur de Denys l’Aréopagite, pour qui Dieu transcende l’être, la vie, l’intelligence. Jean Scot Érigène développe en effet une théologie dans laquelle Dieu est radicalement transcendant et inexprimable, tout en étant la source et la fin de toute réalité.
Ces penseurs chrétiens précèdent Maïmonide et l’ont probablement influencé.
Ceci étant dit, nous pourrions faire remonter la tradition apophatique à la Bible elle-même, qui déjà souligne l’impossibilité pour les hommes de définir ce qu’est Dieu, au-delà même de qui Il est.
Je vous en citerai deux passages :
Exode 3,14 :
« Je suis qui je serai » (TOB)
« Èhiè ashèr èhiè » : « Je suis qui je suis » (Chouraqui)
Isaïe 55,8 :
« C’est que vos pensées ne sont pas mes pensées et mes chemins ne sont pas vos chemins » (TOB)
« Car mes pensées ne sont pas vos pensées, ni vos routes, mes routes, harangue de (Adonaï) IHVH » (Chouraqi)
Dès le Ve-VIe siècle, Denys l’Aréopagite, autrement connu sous le nom de Pseudo-Denys, distinguait deux voies : la voie cataphatique (positive, du grec καταφατικός, signifiant « affirmatif ») : dire ce que Dieu est (lumière, bonté, sagesse, etc.), mais en sachant que ces mots sont imparfaits ; la voie apophatique (ou négative) : affirmer que Dieu n’est rien de ce que l’on peut concevoir ou nommer. Dieu « est au-delà de l’être » (hyperousios).
Par ailleurs, Maïmonide va aussi insister sur l’unité absolue de Dieu, qui ne peut se diviser en plusieurs parties. Toute pluralité dans la conception de Dieu serait une imperfection. Ce qui fait qu’il récuse toute conception trinitaire ou polythéiste.
On l’a dit, Maïmonide critique les interprétations littérales qui attribuent à Dieu un corps et des sentiments humains. Ce sont des images, qui doivent en tant que telles être comprises comme des allégories et des métaphores.
La question, pour nous, reste la même : qu’en est-il de notre accès à Dieu ?