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Comme nous l’avons déjà abordé à plusieurs reprises, les rapports entre raison et foi, entre connaissance scientifique et croyance religieuse, constituent une tension théorique majeure dans les traditions monothéistes. Et, me semble-t-il, cette tension prend une forme particulièrement nette dans les chapitres 3 et 4 du Livre de la Connaissance, à travers une cosmologie et une anthropologie fondées sur une lecture philosophique de la Torah, lecture suivant laquelle la révélation biblique contiendrait non seulement un dogme, mais aussi un ensemble de vérités rationnelles sur la création. Cette lecture est profondément influencée par Aristote, et propose une vision intégrée de la Torah comme science de la création. Elle soulève, par contraste, des différences fondamentales avec la conception chrétienne de la foi et du salut.

À travers son exposé sur les sphères célestes, les éléments, les créatures et l’âme humaine, Maïmonide insiste sur le fait que la connaissance de la nature relève de la révélation elle-même. La Torah, dans cette perspective, n’est pas seulement le Livre de Dieu, mais également le livre de la Création, qui énonce des vérités physiques, métaphysiques et intellectuelles portant directement sur le réel.

La Torah serait la source d’un savoir universel, alors même que, dans le christianisme, la révélation est conçue comme un dévoilement progressif et contingent, s’ajustant d’époque en époque, en fonction des progrès historiques, notamment ceux des sciences morales et des sciences de la nature. La pensée catholique, par exemple, considère que l’histoire humaine est structurée par une sorte de pédagogie divine, chaque époque recevant une lumière plus grande sur Dieu, en particulier à partir de l’Incarnation, moment fondateur, et au-delà. La science y est vue comme un développement naturel de la raison, qui découvre peu à peu ce que Dieu a mis dans le monde, mais ne l’identifie pas nécessairement à la révélation biblique.

Tout au contraire, chez Maïmonide, vérité rationnelle et vérité révélée coïncident, car la Torah, parfaitement donnée et ordonnée, contient implicitement la totalité de la vérité cosmologique et anthropologique. La pensée juive, si l’on suit Maïmonide, ne distingue pas entre connaissance de Dieu et connaissance de la nature : les deux sont comprises dans l’étude rationnelle des textes sacrés.

Par exemple, le troisième chapitre propose une cosmologie hiérarchisée dans laquelle le monde est structuré par des sphères célestes en mouvement. Celles-ci ne sont pas de simples entités mécaniques : elles sont vivantes, conscientes et dotées d’intelligence. À partir du neuvième point du chapitre, Maïmonide affirme que toutes les sphères et les étoiles possèdent une âme, et il les inscrit dans une hiérarchie cosmique ordonnée : Dieu, les anges, les sphères célestes, puis les êtres sublunaires, dont font partie les hommes.

Cette distinction repose sur une division matérielle entre deux types de réalité :

Les sphères supérieures, qui évoluent dans l’éther, matière incorruptible, éternelle, harmonieuse.

Le monde sublunaire, où vivent les hommes, structuré par une matière différente, l’hylé, composée des quatre éléments : feu, air, eau, terre.

Ces éléments sont hiérarchisés, depuis le feu jusqu’à la terre. Ils ne possèdent pas d’âme, mais sont régis par des qualités premières (froid, chaud, sec, humide) et par des mouvements naturels issus de la rotation des sphères. L’ensemble forme un cosmos dynamique, structuré par des lois immuables, qui manifeste la sagesse divine dans son ordre, sa consistance et son intelligibilité.

Une telle vision du monde, bien que philosophique, est entièrement intégrée à la Torah : elle ne contredit pas le texte biblique, mais prétend au contraire en expliciter le contenu caché. La connaissance du cosmos est ici un devoir religieux, car elle mène à la connaissance de Dieu.

Dans la tradition chrétienne, en particulier médiévale, on retrouve des éléments similaires, par exemple chez Thomas d’Aquin, qui s’inspire lui aussi d’Aristote. Mais le christianisme transforme cette cosmologie en l’intégrant dans une théologie de la providence et du salut, où les sphères sont symbolisées par des hiérarchies angéliques, et où le Christ incarne la possibilité d’une médiation directe entre Dieu et le monde. Les sphères n’y sont pas animées d’une âme, mais servent de modèles d’ordre, dans un univers centré non sur la connaissance de Dieu par la connaissance de la nature, mais sur la foi dans l’Incarnation.

Le chapitre 4 va prolonger la hiérarchie des sphères en l’appliquant à l’homme. Maïmonide y développe une anthropologie dans laquelle l’homme possède une seule âme, qui remplit cependant des fonctions distinctes — nutritive, sensitive, imaginative, motrice, intellective — et s’étage en cinq formes (Néfesh, Rouaḥ, Néchama / Ḥaya, Yéḥida). La fonction intellective, présente en Néchama est la plus haute, la plus noble qui puisse généralement être atteinte par un homme de son vivant, et constitue ce qui fait l’homme à l’image de Dieu. C’est elle qui permet d’accéder aux formes célestes, immatérielles, les sphères, les anges, et Dieu lui-même. Et c’est cette fonction intellective, désignée comme la « forme de l’âme », qui est immortelle. L’homme ne survit pas par ses émotions, sa mémoire ou sa foi affective, mais par la mise en œuvre de son intellect actif. Son salut — ou plutôt, son accès à l’éternité — dépend directement de sa capacité à penser Dieu. Maïmonide propose ici un salut intellectuel et méritoire, fondé sur la perfection rationnelle de l’homme.

Dans un certain sens, on pourrait peut-être se risquer à dire que Maïmonide déploie une théologie du mérite. Seuls ceux qui développent leur intellect participent pleinement à la connaissance de Dieu. Qui plus est, c’est une conception qui exclut tout recours à une médiation divine extérieure (comme la grâce ou la révélation, et encore plus l’Incarnation), puisque l’homme est déjà pourvu, par Dieu, de la faculté suffisante pour atteindre la vérité.

Par comparaison, la doctrine chrétienne insiste sur l’immortalité intégrale de l’âme, et surtout sur la grâce comme condition du salut. L’intellect a sa place dans la théologie chrétienne, mais il ne sauve pas : seul le Christ, par son sacrifice et sa médiation, permet à l’âme de parvenir à la vision béatifique de Dieu. L’homme, d’après le christianisme, ne peut atteindre Dieu par ses propres forces, aussi rationnelles soient-elles.

Nous avons donc deux modèles théologiques fondés sur l’intelligibilité du monde :

Chez Maïmonide, le monde est ordonné, lisible, structuré ; l’homme, doté d’un intellect rationnel, est capable de comprendre les lois de la création et de s’unir à Dieu par la connaissance. La Torah, ici, contient déjà toute la vérité du monde et de la création.

Dans le christianisme, le monde est tout autant intelligible, mais sa connaissance ne se suffit pas à elle-même : l’existence du monde implique une révélation incarnée, une intervention de Dieu dans l’histoire, qui dépasse ce que la raison peut saisir.

***

Chez Maïmonide, la hiérarchie des anges et des sphères célestes est développée dans un cadre à la fois philosophique, théologique et cosmologique, principalement dans le Guide des égarés (Dalālat al-ḥā’irīn, Livre II). Il s’inspire d’Aristote, de la tradition néoplatonicienne, et de la littérature rabbinique pour intégrer une cosmologie où les sphères célestes sont animées par des intelligences angéliques.

Maïmonide identifie les anges aux intelligences séparées aristotéliciennes, moteurs immatériels des sphères célestes. « Les intelligences sont (…) les anges qui approchent (de Dieu), et par l’intermédiaire desquels les sphères sont mises en mouvement. » (Guide des égarés, deuxième partie, chapitre 4, §62). Il les hiérarchise selon leur proximité avec Dieu, selon une structure à dix degrés (inspirée d’Isaïe et d’Ézéchiel, mais rationalisée) :
Ḥayyot ha-qodesh (Êtres vivants sacrés)

Ophanim (Roue ou sphère)

Erelim

Ḥashmalim

Serafim

Malakhim (Anges)

Elohim

Bene Elohim

Keruvim (Chérubins)

Ishim (les « hommes » : anges les plus proches de l’intellect humain prophétique)

Ces anges ne sont pas des créatures ailées anthropomorphes, mais des intellects purs, moteurs de la causalité céleste et messagers divins dans la mesure où l’homme prophétique peut les recevoir par l’intellect agent.

« Nous avons déjà donné précédemment, dans ce traité, un chapitre où l’one xpose que les anges ne sont pas des corps. C’est aussi ce que dit Aristote ; seulement il y a ici une différence de dénomination : lui, il dit intelligences séparées, tandis que nous, nous disons anges. QUant à ce qu’il dit, que ces intelligences séparées sont aussi des intermédiaires entre Dieu et les sphères et que c’est par leur intermédiaire que sont mues les sphères – ce qui est la cause de la naissance de tout ce qui naît – c’est là aussi ce que proclament tous les livres sacrés ; car tu n’y trouveras jamais que Dieu fasse quelque chose autrement que par l’intermédiaire d’un ange. » (idem., 2e partie, chap. 6, §67-68)

Notons la position théologique chrétienne, exprimée à la même époque par Albert le Grand : « Les ordres des intelligences que nous venons de déterminer, il s’agit des ordres angéliqueqs. Il appellent ainsi anges les intelligences. C’est ce que tiennent Isaac et Rabbi Moyse et d’autres philosophes juifs. Pour notre part nous ne pensons pas que cela soit vrai. Les ordres angéliques se distinguent selon les différences des illuminations et des théophanies, qui sont reçues par la révélation et crues par raison de foi, et ils sont ordonnés dans la grâce et la béatitude en vue de la perfection du royaume céleste. La philosophie est impuissante. » (Des causes et de l’émanation de l’Univers, 1e partie, chap.IV, §8)

Maïmonide, suivant Aristote et Al-Fārābī, conçoit donc l’univers comme composé de sphères célestes concentriques, chacune mue par une intelligence angélique :
La sphère extérieure (primum mobile) est mue par la première intelligence (la plus proche de Dieu), dans un désir d’imiter Dieu.

Chaque sphère inférieure est mue par une intelligence dérivée de celle qui précède, selon une dégradation ontologique progressive.

Le mouvement circulaire des sphères engendre, en cascade, le monde sublunaire (matériel et corruptible).

Les sphères sont douées d’âme et de désir ; elles obéissent aux lois de la causalité naturelle mais selon une intention divine. Le monde est organisé rationnellement et hiérarchiquement, des anges les plus élevés aux créatures humaines, en passant par les sphères et les étoiles.

Le dernier degré angélique, les Ishim, représente le seuil d’accès à la prophétie. Ils sont le lien entre l’intellect agent divin et l’intellect humain. Selon Maïmonide, le prophète reçoit l’influx de ces intelligences par une imagination purifiée et un intellect parfaitement disposé.

Une prophétie est une réception active d’une effusion intellectuelle venue d’un ordre angélique cosmique, et non une intervention miraculeuse directe.

« Mais notre intention, en somme, est de montrer : 1° que tous les êtres en dehors du Créateur se divisent en trois classes : la première comprend les intelligences séparées (ndla: donc les anges); la deuxième, les corps des sphères célestes, qui sont des supports pour des formes stables et dans lesquelles la forme ne se transporte pas d’un support à l’autre, ni le support lui-même n’est sujet au changement ; la troisième, ces corps qui naissent et périssent et qu’embrasse la seule matière ; 2° que le régime descend de Dieu sur les intelligences (ndla : sur les anges), selon leur ordre successif, que les intelligences (ndla : les anges), de ce qu’elles ont reçu elles-mêmes, épanchent des bienfaits et des lumières sur les corps des sphères célestes, et que les sphères enfin épanchent des forces et des bienfaits sur ce corps qui naît et périt, en lui communiquant ce qu’elles ont reçu de plus fort de leurs principes. » (idem, 2e partie, chap.11, §95)

La conception des sphères célestes chez Maïmonide est exposée dans le Guide des Égarés (principalement Livre II, chapitres 4 à 12). Cette cosmologie s’inscrit dans l’héritage aristotélicien (via Al-Fārābī, Avicenne et Averroès), mais elle est intégrée dans un cadre métaphysique et théologique propre à un judaïsme rationalisé.

Maïmonide adopte la théorie des sphères concentriques du cosmos, où chaque astre (étoile, planète, lune, soleil…) est fixé à une sphère céleste transparente, solide et animée d’un mouvement circulaire uniforme.

Ces sphères sont :

Matérielles, mais composées d’une matière différente de celle des éléments sublunaires : une matière « céleste », incorruptible, l’éther.

Animées, c’est-à-dire dotées d’une âme qui les meut selon un désir d’intelligibilité.

Mues par une intelligence séparée (ange), principe moteur immatériel.

Chaque sphère est ainsi :

Un être vivant (âme + corps céleste),

Gouvernée par un intellect (ange),

Et insérée dans une hiérarchie causale orientée vers le Premier moteur immobile, c’est-à-dire Dieu.
Le mouvement circulaire éternel des sphères est motivé par l’amour intellectuel que leur âme porte à l’intelligence qui la gouverne. Cette intelligence elle-même est tournée vers l’imitation du Premier Être.

Maïmonide conçoit les sphères comme les instruments de la providence divine : elles transmettent la causalité céleste au monde sublunaire, notamment en ce qui concerne :

Les générations et corruptions (climat, saisons, croissance),

L’ordonnancement de la matière (structure du temps et des cycles),

La potentialité prophétique (via les influx intellectuels).

La causalité naturelle, celle de la physique, n’est pas ici une négation de la providence, mais son mode rationnel d’opération.
Maïmonide suit globalement la division des sphères issue d’Aristote, augmentée par les astronomes arabes. Chaque sphère a une intelligence motrice (ange), et l’activité conjointe de toutes les sphères produit l’ordre cosmique. Le mouvement du primum mobile est le plus noble : il est directement orienté vers Dieu.

Les sphères ont une valeur symbolique et théologique :

Elles manifestent l’ordre, la régularité, et donc la sagesse divine.

Leur mouvement est une louange perpétuelle à Dieu.

Elles sont hiérarchisées selon la perfection de leur être et leur proximité intellectuelle avec Dieu.

Elles constituent l’échelle descendante des causes, depuis le Premier moteur jusqu’au monde de la matière.