Cette aliénation n’est pas qu’économique : elle est existentielle. La valeur d’échange, c’est-à-dire la valeur marchande, occulte la valeur réelle de l’objet produit, celle qui vient du travail humain et du lien social, la dépense sociale de force de travail. Le capitalisme masque sa propre source de vie, tout en épuisant la nature et les corps. Dans les sociétés contemporaines, qu’elles soient libérales ou étatiques, la logique reste la même : accumuler, produire, croître. Le capitalisme d’État soviétique, tout comme le capitalisme privé occidental, obéissent à une même rationalité productiviste ; seul change le possesseur du Capital, son incarnation – l’État ou l’entreprise – mais la logique d’accumulation reste la même.
Ce modèle s’est imposé à toute la planète. Il a manifesté une efficacité historique inédite : en quelques siècles en Occident, en quelques décennies au Japon, en URSS ou en Chine, le mode de production capitaliste a transformé le monde. Ce faisant, il a aussi allongé l’espérance de vie des hommes un peu partout. Mais cette victoire apparente cache une défaite du vivant. Les gains matériels se paient par un épuisement écologique, psychique et social. Nous vivons plus longtemps, mais dans un monde de plus en plus mort. Le progrès technique, présenté comme solution à ses propres désastres, devient un cercle vicieux : chaque innovation répare un déséquilibre en en créant un autre.
Dans ce contexte, la décroissance ne serait pas un simple programme économique, mais une remise en cause du sens même de la valeur et de la richesse marchandes. Tant qu’on mesure le succès à la croissance du PIB, on demeure prisonnier d’une vision quantitative et mortifère du monde. Les tentatives de “verdir” le capitalisme – marchés du carbone, taxes écologiques, innovations vertes – ne font qu’intégrer les crises dans le système marchand : elles sont, comme le disait un intervenant, une manière de “croire que le problème est la solution”.
Sur le terrain concret, cette logique s’incarne dans la technocratisation de nos vies. Les politiques de sobriété ou de transition écologique deviennent souvent des machines bureaucratiques absurdes : normes, contrôles, indicateurs, procédures “déconnectées du réel”. C’est une nouvelle forme d’aliénation : la gestion du vivant par le calcul. Dans les domaines de l’urbanisme, de l’agriculture, de l’énergie, on prétend réguler pour préserver la vie, mais on use le vivant.
Au fond, la question posée par Marx, puis reformulée par Vaneigem, reste la même : voulons-nous survivre dans un monde mort, ou vivre dans un autre monde ?
Entre la promesse d’abondance marchande – l’Éden sécularisé du capitalisme – et la perspective d’une frugalité choisie, il ne s’agit plus seulement d’économie, mais d’un choix de civilisation. En réalité, une révolution véritable ne consisterait pas à produire autrement, mais à vivre autrement : retrouver une vie authentique, sensible, créatrice, capable de replacer la poésie et la joie au cœur du monde.