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Lors de notre dernière rencontre, une des participantes s’interrogeait sur la maturité des auteurs développant avec un certain enthousiasme non seulement une critique du monde tel qu’il est mais aussi un élan poétique de dépassement de ce monde. Il faut bien dire que cette critique n’est pas neuve et fait écho à un processus, un procédé, bien réel de dénigrement de toute forme de révolte, qui serait à confiner, nous dit-on, à l’immaturité de la jeunesse, jeunesse rebelle, jeunesse inconséquente, tu finiras bien par rentrer dans les rangs ! Que cette réintégration à l’ordre se fasse par dépit, désillusion, raison, ou autre, peu importe, elle se fait, elle doit se faire. Ce serait inévitable.

 

Gageons, si vous le voulez bien, qu’il n’en est rien, et que le souffle de la vie peut bien, après tout, nous animer toute une vie durant, sans pragmatiques, réalistes, factuelles ou autres, concessions et soumissions à ce qui, encore jeunes nous dit-on, pouvait nous tordre les tripes jusqu’à nous pousser à la révolte. Et pourquoi donc l’âge serait-il le garant d’une sorte de « sagesse », on ne voit pas trop pour quelle raison, celle de l’expérience peut-être, mais que vaut une expérience dont la seule valeur serait la soumission, qu’elle soit béate ou douloureuse, volontaire ou subie, au monde tel qu’il est ? La sagesse, serait-ce la soumission ou l’abattement ? Demande-t-on au Christ ou au Bouddha de se soumettre, eux qui furent en leur temps des figures d’insurrections massives, de révoltes sans concession, jusqu’à en mourir pour mieux renaître, des hérétiques en tout point ? Que seraient devenus des Christ et des Bouddha qui se seraient finalement soumis aux injonctions raisonnables, adultes et matures, des pharisiens et des brahmanes ?

 

Les situationnistes n’étaient pas isolés et ne venaient pas de nulle part. Je pense en pensant à eux, à au moins deux autres groupes remarquables dont ils partagèrent de nombreux appétits : les surréalistes et la beat generation. Ces groupes se succèdent plus ou moins chronologiquement, avec les surréalistes dans les années 20 et 30, la beat generation dans les années 40 et 50, et les situationnistes dans les années 60 et 70, à quelques années près dans chaque cas. Il y a au moins un point commun entre ces groupes : la poésie ! Car, oui, ils l’ont tous affirmé, la poésie peut changer le monde. Quel scandale ! Quel élitisme ! Nous pourrions peut-être quand même nous demander ce qui fait de l’affirmation d’un droit, que dis-je, pas d’un droit, l’affirmation d’une nécessité, la nécessité de la poésie dans la vie quotidienne, un scandale, et qui plus est, un scandale élitiste, élitiste et immature, tout à la fois. Mais, tout au contraire, le véritable scandale ne réside-t-il pas dans l’affirmation qui semble sous-tendre la critique : à savoir que les pauvres ne se préoccuperaient pas de poésie tant qu’ils n’auraient pas rempli leur panse ? Je dis « les pauvres », je pourrai tout aussi bien généraliser à l’ensemble des « adultes » ? Dire que les avant-gardistes révolutionnaires qui réclament l’irruption de la poésie dans la vie quotidienne seraient d’élitistes adolescents immatures, est-ce que ce n’est pas comme dire que la saucisse compte plus que le quatrain ? Est-ce que ce n’est pas passer complètement à-côté du propos : mourir d’ennui, le ventre plein, est-ce vraiment ça la vie ?

 

Dans le troisième chapitre, Vaneigem cite un jeune meurtrier de seize ans, qui aurait déclaré : « J’ai tué parce que je m’ennuyais ». La privation de poésie ne conduit-elle pas inévitablement au meurtre, meurtre d’autrui ou meurtre de soi, déguisé en suicide ? Nous sommes face à une profonde interrogation philosophique, à la croisée de la pensée critique, de l’existentialisme, du rêve, de Marx, Sartre (ou Camus) et Freud, pour ne citer qu’eux. 

La question de la poésie, dans l’histoire du XXe siècle, n’est pas seulement celle d’un genre littéraire ou d’un art réservé à quelques-uns : la poésie s’est affirmée comme un moyen à la portée de chacun pour transformer la vie quotidienne, sa vie quotidienne. Les surréalistes, la Beat Generation et les situationnistes ont, chacun à sa manière, voulu redonner à l’existence une dimension poétique, en réaction à une société moderne qui tendrait à éteindre toute poésie, à l’étouffer sous la routine, l’ennui et l’aliénation. Pour les membres de ces groupes, la poésie n’était pas un simple et banal supplément d’âme : c’était une arme contre la mort du désir, l’assèchement du rêve, la grisaille du quotidien.

Leurs réflexions partaient d’un seul et même constat : dans les sociétés industrielles, puis post-industrielles, la vie quotidienne est « désenchantée », elle est réduite à la répétition de gestes mécaniques, au règne de l’utilité, à la marchandisation du temps et des relations entre les hommes, médiatisées par des choses puis par des images. L’homme moderne vit dans un monde bureaucratique, rationalisé, dans lequel l’imagination, le jeu, le désir n’ont plus leur place : « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. » (Guy Debord) La poésie apparaît aux surréalistes, aux beats et aux situationnistes comme la grande absente du réel de la vie quotidienne ; elle est rejetée dans la sphère privée, confinée à la littérature et à l’étude universitaire, séparée de la vie.

Et c’est bien contre cette vie dévitalisée que les surréalistes s’élèveront. A ndré Breton se posera à la croisée des chemins de la critique sociale et de la poésie : « Transformer le monde, a dit Marx. Changer la vie, a dit Rimbaud. Ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. » (André Breton, Position politique du surréalisme, 1935). La poésie est alors une expérience à vivre, qui s’incarne dans la quête du merveilleux, dans le rêve, l’amour fou, la découverte du hasard dans l’espace urbain. La vie quotidienne, grâce à l’exploration poétique, devient le lieu de toutes les surprises, de toutes les rencontres, de toutes les transgressions. Le surréaliste ne veut pas s’évader du monde ; il veut bouleverser le monde dans lequel nous vivons, y faire surgir l’inattendu : un mot, un regard, un objet, une rue peuvent ouvrir des brèches vers l’inconnu, vers un autre monde possible.

La vie sans poésie, pour les surréalistes, c’est l’aliénation par la répétition, la soumission à la logique utilitaire, l’enfermement dans l’habitude. La vie poétique, au contraire, est pleine d’intensité, d’émerveillement, et rend chacun disponible à l’improbable et à l’imprévu.

Suivant le surréalisme et en reconnaissant l’influence, pour les auteurs de la Beat Generation, la poésie sera un souffle traversant le quotidien, une parole libératrice. Elle sera refus de la conformité, de la normalisation, de la vie réduite aux objets. Ginsberg, Kerouac, Burroughs veulent « vivre » la poésie, l’incarner dans leur parole, leur corps, leurs errances. Les beats refusent la vie domestiquée de l’Amérique des années 50 : métro, boulot, télé, famille modèle… La vie quotidienne, au lieu d’être subie, deviendra une recherche d’intensité, une improvisation permanente, dans laquelle chaque instant pourra devenir poétique.

La vie sans poésie, pour la Beat Generation, c’est la conformité, l’ennui, l’angoisse. La poésie, c’est la transgression, la révélation, la fraternité, la possibilité de sans cesse réinventer le monde en réinventant la vie quotidienne.

Enfin, pour les situationnistes, la société du spectacle ayant fait de la vie la contemplation ébahie d’une succession de marchandises et d’images de marchandises, tout y est prévu et prévisible, plus rien ne peut y surgir par surprise. La poésie doit alors sortir des livres et s’accomplir dans l’action : dérives, détournements, créations de situations. La vie poétique, c’est la vie qui échappe à la programmation, qui retrouve le jeu, le désir, l’invention.

La vie sans poésie, chez Vaneigem, Debord et leurs amis, c’est l’aliénation la plus profonde : celle d’un quotidien vidé de sens, livré à l’ennui, à la passivité. Alors qu’à l’inverse, la poésie vécue devient reconquête de la liberté, de la passion et de la créativité.

Le violent contraste qui est ici souligné entre une vie aliénée et une vie poétique, n’a rien perdu de sa force aujourd’hui. À l’heure de l’automatisation et des réseaux sociaux, l’enjeu demeure : comment redonner à la vie quotidienne sa dimension de surprise, d’intensité, de beauté ? La poésie, pour tous ces groupes, n’était pas un moyen de consolation : elle était la condition même d’une vie libre, réinventée, réellement humaine.