La devise de ces cafés philo est : « Les gens pensent ». Nous nous efforçons de suivre cette devise en accueillant tout le monde et en écoutant tout le monde. Nous n’avons que peu de règles : ne pas se couper la parole, ne pas avoir de conversations à deux, ne pas produire d’arguments d’autorité (en se prévalant de son métier ou de sa position sociale, en citant un auteur célèbre sans l’expliquer, etc.), étayer tout propos, et ainsi de suite. Ces règles garantissent la liberté de la pensée (en séparant vérité et pouvoir) et l’égalité devant la pensée. C’est ainsi que nous avons pu avancer, à la suite d’Alain Badiou, que « Ce qui détermine l’être humain c’est la possibilité d’accéder à des vérités universelles par l’exercice démocratique et égalitaire de la pensée. »
Soucieux de respecter ce cadre ouvert, démocratique et égalitaire, de nos échanges, nous allons poursuivre nos discussions sur la justice, à travers le texte d’un ancien voyou marseillais : Du fric ou on vous tue !, d’Alèssi Dell’Umbria.
Nous avons passé les premières semaines de l’année, les trois premiers mois, pour être plus exact, sur et autour de la pensée de l’universitaire démocrate américain John Rawls, et sur son massif Théorie de la justice, paru en 1971, et dont l’influence cours jusqu’à aujourd’hui, dans les sphères universitaires, politiques et judiciaires. Cet ouvrage, nous l’avons vu ensemble, aussi finement architecturé soit-il, plus de dix ans de rédaction, quand même…, reste fragile et fragilisé par ses propres fondements, à savoir : un individu rationnel, élaborant un plan de vie, sur la base d’un contrat social rationnellement élaboré auquel il souscrit volontairement, mû par un sens inné de la justice commun à tout individu rationnel. Pas de pulsions ou de désir inconscient, pas de conditionnement social, pas d’idéologie, surtout, si ce n’est, nous l’avons vite compris, que l’idéologie est au centre du dispositif rationnel élaboré par Rawls. L’individu auquel il se réfère n’existe pas ni ne peut exister, et c’est l’ensemble de l’édifice qui s’effondre. Enfin, il ne s’effondre pas tant que ça, si l’on en juge à l’étendue de son bien durable rayonnement. Mais un rayonnement, pour le coup, qui n’a plus grand chose de scientifique, et dont on peut tout de même soupçonner que c’est une fonction idéologique qu’il remplit : celle de répandre partout la bonne nouvelle libérale de l’individu rationnel réalisant lui-même sa propre liberté par le seul et simple acte de sa très rationnelle volonté.
Dans Du fric ou on vous tue !, c’est un tout autre regard sur la justice qui nous est proposé. Ici, pas de diplôme universitaire, pas de grand discours sur l’individu libéral rationnel maître de sa volonté et de son plan de vie, pas de savants calculs économiques, de courbes et d’équations, pour donner une apparence de scientificité au raisonnement. Il y a d’un côté un récit de vie, le plus charnel qui soit, et des réflexions sur le monde tel qu’il est et pourrait ou devrait ne pas être.
Tout commence, tout s’ancre, dans un refus volontaire du travail, très nettement perçu comme relevant de l’aliénation et de l’exploitation. C’est déjà ce qui doit ici nous interroger : comment, en effet, penser le concept de justice, et, surtout, en tirer une théorie de la justice qui serait directrice et ordonnatrice du social, sans prendre en compte ce qui se passe sur le terrain des rapports de travail ? Est-il seulement concevable de penser séparément justice et travail ? Ce refus radical du travail s’étend d’ailleurs à une remise en cause des luttes syndicales et du militantisme, qui répondent « aux sollicitations sans fin de l’actualité spectaculaire qui occupe le terrain de façon préventive ». Ce refus va donc s’adosser à une « résistance par inertie », « indécidable » et donc « ingouvernable », située « dans les angles morts de la société ».
L’aliénation, telle qu’elle est ici conçue, est très bien décrite : « le travail n’était pas seulement une occupation contrainte dont l’objet nous échappait et donc du temps perdu qui ne reviendrait jamais, mais la totalité de la vie conditionnée, réduisant chacun à n’être que le spectateur angoissé du monde qu’il a contribué à engendrer en tant que travailleur. » S’articulent ici la conception marxiste du travail comme aliénation, on va y revenir, et la conception du monde contemporain comme spectacle des marchandises, que nous devons à Guy Debord. Marx, donc, pour qui l’organisation même du travail, et en particulier du travail salarié, implique que la journée de travail n’est pas rémunérée à hauteur de la valeur produite mais à hauteur de ce dont le travailleur a besoin pour vivre. Ce qui reste de la valeur produite une fois le travail rémunéré, c’est cette part de valeur que les économistes appellent la plus-value, qui va se réaliser dans l’échange des objets produits en tant que marchandises. Une fois ces objets produits, ils échappent ainsi à leur producteur, qui devra lui-même les acquérir en les achetant à son tour. Le produit du travail échappe à son producteur. Debord étendra cette théorie dans le concept de spectacle, le producteur devenant spectateur médusé des objets produits qui, sous forme de marchandises, circulent sous ses yeux. Le travail vivant, c’est-à-dire le travail du producteur, devient ainsi le spectateur du travail mort, c’est-à-dire des marchandises qui occupent aujourd’hui la presque totalité du visible.
Les interrogations que pose le texte d’Alèssi Dell’Umbria sont tout à fait multiples. Il nous interroge tout d’abord sur le statut que nous donnons à la philosophie, suivant un double axe : philosophie universitaire contre exercice de la philosophie, philosophie comme sagesse ou philosophie comme théorie. Ceux qui ont commencé à lire le livre réaliseront qu’il est ici question d’un exercice vivant de la philosophie, mais non pas de la philosophie comme sagesse, qui pourrait éventuellement s’adosser à la volonté de ne jamais travailler, mais de la philosophie comme pratique de la théorie, ou comme théorie pratique, c’est-à-dire ici, ce qui ne saurait être ignoré, de la philosophie comme politique, ou à tout le moins comme philosophie sous condition d’une politique révolutionnaire, ou à tout le moins insurrectionnelle. Une philosophie pratique, donc, qui s’ancre dans un terrain concret. Une autre interrogation porte bien sûr, et c’est pour cette raison que nous le lisons dans la suite du texte de John Rawls, sur la question de la justice : la justice est-elle nécessairement arrimée à des institutions et à un contrat social global implicite, tel que nous avons pu l’observer précédemment au cours de nos discussions, ou la justice peut-elle être immanente à un groupe qui, là c’est tout à fait limpide, a bel et bien établi un contrat entre les membres du groupe, un contrat qui vient de ces membres et dont les membres comme le groupe ont bel et bien besoin pour fonctionner et survivre.
Je vous laisse le soin d’identifier les autres axes de réflexion qui traversent ce petit livre, dont le récit de vie central n’est à percevoir ni comme un ensemble d’anecdotes, ni comme une illustration d’une quelconque théorie, mais bel et bien comme le terreau d’où émerge et que vient éclairer l’acte de pensée : la possibilité d’une philosophie immanente et incarnée.