Nous avons discuté la dernière fois à propos d’une citation extraite de la Théorie de la justice. Un échange s’en est suivi sur le fait que Rawls développerait une conception dans laquelle, au contraire des utilitaristes et de l’économie classique, les institutions posant les règles sociales domineraient en quelque sorte la vie des individus, point-de-vue alors rapproché de la social-démocratie. C’était oublier que Rawls se présente lui-même comme un libéral, c’est-à-dire, dans son cas, quelqu’un qui fait primer la liberté (individuelle) sur toutes les autres formes prises par l’existence individuelle et sociale. Les institutions viennent toujours après.
Continuant de construire son système, dont les fondements ont été posés par le voile d’ignorance et la position originelle, il aborde « les positions sociales pertinentes », qui correspondent à un agencement idéal des « principes de la liberté égale pour tous et de la juste égalité des chances ». « Liberté égale pour tous et égalité des chances » sont les piliers par lesquels l’égalité civique de tous garantit le respect de l’intérêt commun, qui prime alors sur les actions individuelles. C’est le principe même du contrat social libéral, par lequel les individus rationnels, ceux du voile d’ignorance et de la position originelle, s’accordent sur la justice qui garantira le mieux la préservation de la liberté de tous et de chacun. Ce qui oppose la justice utilitariste à la justice comme équité, ce n’est pas qu’il y ait d’un côté une théorie de l’individu et de l’autre une théorie de l’institution, toutes les deux, utilitarisme et équité, sont des individualismes méthodologiques, et c’est bien là que réside le parfum libéral de la justice comme équité.
La reconnaissance des inégalités sur la base de cet individualisme libéral va même assez loin dans le jugement latent porté sur les dites inégalités. En effet, Rawls nous dit tout de même que les individus les plus désavantagés le sont pour les trois raisons suivantes :
- les origines sociales et familiales, ce qu’on pourra lui accorder
- les dons naturels qui, étant moindres, ont placé certains individus dans une moins bonne position, lecture sociobiologique sous-jacente que l’on pourrait critiquer
- la chance dans la vie, ce que l’on peut aussi interroger quant à la valeur scientifique de l’approche, ou pas, si l’on considère le hasard comme un facteur déterminant
Et c’est bien d’un individualisme méthodologique dont il s’agit, puisque le raisonnement vise à l’élaboration d’un modèle démographique statistique, que vont pouvoir utiliser les acteurs pour s’accorder sur un contrat social garantissant leurs libertés individuelles. Ici, le souci de défendre les libertés individuelles fondamentales, premières, passe par la correction des inégalités liées à la naissance et aux dons. C’est là que se réalise le principe de différence : des inégalités, mais en tant qu’elles bénéficient aux plus désavantagés.
« Ce type d’ordre social obéit au principe qui ouvre les carrières aux talents et utilise l’égalité des chances comme un moyen pour libérer les énergies dans la poursuite de la prospérité économique et de la domination politique. » (p.137)
Chez Rawls, tout part de l’individu et y revient. La nature du lien social n’est pas pensée autrement que sous l’aspect de la décision rationnelle contractuelle dont dépend alors toute institution. Ainsi, les principes qu’il applique aux institutions reposent-ils toujours sur ceux qui partent des individus, bien que l’exposé en soit inverse. Et c’est aussi la raison pour laquelle la position originelle domine l’édifice théorique : elle est le modèle idéal de l’individu libéral rationnel et finit par se confondre avec lui.