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Après une longue digression sur la question du travail, nous revenons aujourd’hui au texte de Dell’Umbria, qui ne cesse de nous interroger sur les fondements de notre rapport au monde. À la racine de sa réflexion et de sa pratique, il pose une affirmation lucide et implacable : « une grande part du négatif à l’œuvre dans les entrailles de ce monde agit d’abord sous forme d’abstention ». Ce négatif hégélien, envers du monde social tel qu’il est et tel qu’il ne va pas, ancre son refus initial, premier, à l’opposé exact de toute passivité, dans une critique radicale de l’ordre établi. C’est une résistance par inertie, une désertion massive — forme négative de la présence au monde, dont les grèves de mai 1968 furent comme le sommet historique. Cette résistance ne vise pas tant à une réforme du monde qu’à une interruption volontaire de toute participation, un retrait du monde opposé à la logique de la production et de la participation contraintes.

Le refus du travail, tel qu’il se cristallise dans des pratiques de désertion, ne s’arrête pas au seul travail salarié. Il se prolonge à travers un refus global de toute participation positive au monde tel qu’il est. Il interroge notre participation au monde et la possibilité — ou l’impossibilité — de ne pas y participer, ou de n’y participer que négativement, sur le mode du retrait, du sabotage, de la désaffection. Il ne s’agit pas ici de chercher à s’intégrer ou à réformer, mais de faire sécession, de miner de l’intérieur les règles du jeu.
En filigrane, cette problématique engage aussi celle de la socialisation. L’école, comme l’évoque Dell’Umbria, constitue l’un des lieux où s’exerce la première forme de contrainte à la participation. « Il n’est pas fortuit que beaucoup d’entre nous soient venus au monde en désertant l’institution scolaire » : dans ce rejet initial, c’est déjà un rapport global au monde qui est remis en cause. L’école, loin d’être neutre, discipline « corps et âmes », en les conditionnant au rapport au temps du salariat, construit sur des horaires, sur la logique du rendement et de la productivité, et de la soumission hiérarchique.

Face à ce monde de contraintes arbitraires, la fuite devient un acte délibéré, un mode de vie. La fuite, comme la reprise, ne sont pas de simples échappatoires, mais constituent un geste politique, une affirmation négative de la possibilité de vivre autrement. Escapisme, alternative, clandestinité, sont les figures d’un refus en acte. C’est ce qui conduit la bande des Cangaceiros à participer aux luttes sociales incontrôlées, qui émergent à la marge des organisations traditionnelles : révoltes sans chef, mouvements spontanés, formes d’insubordination irréductibles à l’encadrement syndical ou partisan, depuis les grèves des dockers et des mineurs, jusqu’aux rodéos de banlieue et aux émeutes dans les prisons.

La délinquance urbaine anarchiste occupe d’ailleurs une place singulière, à laquelle Dell’Umbria consacrera bien plus tard un court essai. Le banditisme, et notamment celui des braqueurs et des faussaires, n’est pas perçu comme étant le fruit d’une pathologie, psychologique ou sociale, mais comme un mode d’« organisation de la survie matérielle » hors des circuits dominants. C’est le refus de la misère organisée, de l’humiliation salariale, de la mort lente au travail : « mourir au boulot, c’est vraiment ce qui peut arriver de pire ».

Le phénomène des bandes est une expression de cette révolte du négatif. C’est un refus collectif d’intérioriser l’infériorité sociale et culturelle. Les bandes refusent de se plier à « l’éthique laborieuse de leurs parents, fondée sur l’épargne, qui commandait de rester à sa place ». Elles expérimentent, parfois dans le chaos, une forme de dignité alternative, arrachée à la logique de la résignation, de la soumission et du conditionnement.

C’est malgré tout une expérience dont les limites vont se faire ressentir. « Après une décennie à délirer en bande, nous avions atteint la limite. Car si l’existence de la bande exprime une aspiration à la communauté humaine, celle-ci ne peut se construire à partir d’une immédiateté ». À un moment donné, le besoin d’un projet, d’une élaboration, d’une institution plus proche de la communauté que du simple regroupement d’individus, finit par se faire ressentir. Le pur travail du négatif ne suffit pas, ne suffit plus : il appelle à une recomposition, à des formes sociales nouvelles, au-delà de la fuite.

Les partis et groupes politiques traditionnels apparaissent alors, dans le texte de Dell’Umbria, comme les figures d’un véritable racket des énergies du négatif. Plutôt que de canaliser les forces du refus et de la rupture pour les orienter vers une transformation radicale du monde, ils les capturent, les exploitent, les épuisent. La logique des partis et des syndicats apparaît comme une logique de la récupération : organiser, neutraliser, rentabiliser les désirs de fuite ou d’insubordination. C’est une pratique du pouvoir qui n’est pas sans rappeler celle du Milieu — le narco-trafic, le proxénétisme — toujours en quête d’une respectabilité bourgeoise. Le milieu politique et le Milieu criminel s’organisent autour d’une même volonté de contrôle, d’un même usage cynique des forces vives, d’un même désir d’intégration dans l’ordre dominant.

À ces structures hiérarchiques et prédatrices, Dell’Umbria oppose la figure d’un groupe électif : une « association libre d’individus libres », fondée non sur l’idéologie, mais sur les relations de confiance, les alliances ponctuelles, les échanges de services. Ce sont des liens souples, réversibles, mouvants, souvent informels. Même dans le racket ou l’escroquerie, revient la dimension du jeu : jeu avec les codes, les normes, les apparences.

Comme l’écrit Dell’Umbria, « ce qui nous mobilisait, c’était l’argent dans sa manifestation la plus prosaïque, la plus banale » — une nécessité immédiate, sans fard, dictée par la survie. Dans ce contexte, la « reprise » théorisée par les anarchistes s’organise : la reprise individuelle est revendiquée. L’argent obtenu à travers le vol, le racket et l’escroquerie n’est pas un luxe en tant que tel, quoiqu’il puisse faire l’objet de dépenses majestueuses, mais une réponse à des besoins élémentaires. « Pour nous, l’argent volé servait à assurer les nécessités élémentaires » — manger, se loger, échapper au travail et à la misère. Cet ancrage dans le concret du quotidien éloigne la figure du bandit politisé du mythe romantique, en s’élaborant autour d’une logique pragmatique de la subsistance et de la survie.

La prison, dans cette perspective, n’est pas un accident ni un échec individuel, pas plus qu’un passage obligé et valorisant, comme ce serait le cas dans le Milieu : « selon nous, l’institution de la prison n’avait pu naître qu’à l’intérieur d’un système disciplinaire plus vaste, d’inspiration militaire et étatique, qui avait conformé l’ossature de la société française ». La prison est comprise comme prolongement et concentration des dispositifs de contrôle généralement déployés pour garantir l’ordre et la paix sociale. Elle apparaît comme le nouage d’une triple violence : « violence policière », « violence judiciaire », et celle qui en découle, à savoir la « surpopulation carcérale ». Et nous sommes là à peu près au milieu des années 80, c’est-à-dire il y a environ 40 ans. L’affrontement et le déploiement du négatif se déplacent alors, à ce moment-là, dans les prisons, qui deviennent le lieu où se prolonge et se poursuit la guerre sociale. C’est là que les logiques d’oppression se durcissent, mais que s’exprime aussi une résistance nue, sans médiation, contre l’ensemble de l’appareil disciplinaire.