J’en veux pour première preuve la violence d’une réaction, récurrente, quant à ce que Vaneigem énonce, à savoir une critique acerbe du monde tel qu’il est. Cette critique apparaît donc comme absolument insupportable. Faut-il rappeler qu’il n’y a ici nulle contrainte à le lire, et que l’on peut se contenter de participer à nos échanges hebdomadaires sans avoir lu le texte proposé, surtout si celui-ci s’avère insupportable, que la raison en soit théorique, idéologique, théologique, ou que sais-je encore ? J’en veux pour preuve seconde la question qui a émergé à plusieurs reprises, s’adressant à Vaneigem : “Mais que propose-t-il ?”, comme s’il ne proposait rien, ce qui pourtant ne me semble pas être le cas.
Alors, que propose Vaneigem ? Ou, pour commencer, que ne propose-t-il pas ? Il ne propose pas de jouer un rôle, rôle de révolutionnaire enragé ou rôle d’artiste indigné, petit leader élitiste qui donne sa leçon au peuple. Il ne se fait l’apologue d’aucun boulot ni d’aucun labeur, d’aucune identité, d’aucun costume. Ça peut laisser perplexe, autant de liberté. Mais enfin, ne serait-ce pas complètement contradictoire qu’il y aille de ses petites recommandations, voire de son programme ? Ce n’est tout simplement pas son propos.
Je vais vous soumettre un petit florilège de citations, reprenant le texte depuis son début, pour souligner ce qu’il y a d’éminemment positif et affirmatif dans le propos de notre auteur.
Vaneigem nous avertit dès la première page de son livre : “Le monde est à refaire : tous les spécialistes de son reconditionnement ne l’empêcheront pas. De ceux-là, que je ne veux pas comprendre, mieux vaut ne pas être compris.” Son seul baromètre sera celui de la vie : “Il y a plus de vérités dans vingt-quatre heures de la vie d’un homme que dans toutes les philosophies.”
La vie quotidienne, pour être encore plus précis, condamnant au passage toutes les idéologies, y compris celles qui se prétendent révolutionnaires : “Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre.”
Vaneigem joue aussi la vie contre le désespoir : “Le désespoir est la maladie infantile des révolutionnaires de la vie quotidienne”, désespoir qui doit en tout état de cause servir à des fins positives de construction sociale : “(…) une lucidité combative où la critique de l’organisation de la vie ne se sépare pas de la mise en œuvre immédiate d’un projet de vie autre.”
Alors, quel est ce projet de “vie autre” ?
La joie ! “Il n’y a de vraie joie que révolutionnaire.” La joie et la volonté de vivre : “Il faut que ce qui me lie aux autres apparaisse à travers ce qui me lie à la part la plus riche et la plus exigeante de ma volonté de vivre.” C’est là toute la contemporanéité de Vaneigem, qui était peut-être même plus en phase il y a soixante ans avec le monde d’aujourd’hui qu’il ne l’était avec le monde de son époque. En effet, quel scandale que d’affirmer aujourd’hui, dans un monde quotidiennement terrassé par la peur, que la révolution réside dans la joie et la volonté de vivre : “Pour moi, je ne reconnais d’autre égalité que celle que ma volonté de vivre selon mes désirs reconnaît dans la volonté de vivre des autres.”
Vaneigem se méfie d’ailleurs doublement du désespoir, dont il ne fait à aucun moment l’apologie : “Au fond du désespoir résonnent les crécelles de la contre-révolution.” Je pense que l’on peut mesurer, là aussi, la profonde et inquiétante contemporanéité du constat, à voir les partis politiques qui aujourd’hui se repaissent avidement du désespoir des uns et des autres.
Toujours la joie, comme prélude à la révolution : “Renforcer la part de joie et de fête authentiques ressemble à s’y méprendre aux apprêts d’une insurrection générale.” Et il évoque plus loin “le goût enragé de vivre”.
Cette joie et cette rage de vivre s’incarnent dans ce que Vaneigem appelle la troisième force, dont il nous dit qu’elle représente “une part irrépressible de revendications individuelles”, affirmant “la volonté d’être soi sans partage”. Car Vaneigem est un situationniste, c’est-à-dire un anarchiste, c’est-à-dire dans le sens le plus authentique du terme un communiste, et c’est bien ce qu’il nous dit quand il parle de l’égalité : “L’égalité révolutionnaire sera indissolublement individuelle et collective.”
Il en appelle au mariage de la raison et de la passion dans la “vie rationnellement et passionnellement construite des maîtres sans esclaves” et à la réalisation du “projet scientifiquement élaboré d’une société nouvelle”, dans laquelle adviendront enfin “les rêveries égalitaires, les utopies de toute-puissance, la volonté de vivre sans temps mort”, dans “l’élimination radicale de toute hiérarchie.”
C’est donc bel et bien un puissant appel à la transformation du monde, et non à sa critique béate ou à sa contemplation non moins béate, un appel à la responsabilité de chacun dans l’état du monde tel qu’il est et dans sa possible transformation. C’est un appel qui, bien sûr, et comme il est dit dès le début du livre, ne s’adresse qu’à ceux qui veulent que le monde change et non pas à ceux qui soit veulent qu’il reste tel qu’il est ou qui plus simplement s’en désintéressent.
Alors, je veux bien comprendre que la joie et la rage de vivre de Vaneigem ne font pas programme et que son apologie du désir libéré puisse sembler à certains particulièrement répugnante. Après tout, la contenance et la discipline ne sont-elles pas des vertus du maintien de l’ordre, du monde tel qu’il est et tel qu’il convient très bien à quelques nantis, ainsi perçues, contenance et discipline, comme des piliers de la civilisation, et le désir ne doit-il pas de nos jours être canalisé pour être confiné aux impératifs de l’ordre marchand ? Vaneigem veut, lui, tout casser pour tout reconstruire, autrement, d’un autrement dont il nous laisse le choix de la terrifiante liberté.