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Puisqu’il nous faut bien faire l’effort, non seulement d’écouter, mais aussi d’entendre, ce que chacun dit ici, dans ces cafés philo, il est apparu qu’une certaine rectification de mes propres propos était à la longue nécessaire. L’insistance sur certains auteurs plutôt que sur d’autres apparaît en effet à certains comme une forme de surdité aux propos qui divergeraient de ce que ces auteurs proposent. Je ne saurais que trop remercier notre amie Véronique de m’avoir pointé cette aporie. Ce que j’essaie de faire ici c’est de vous apporter une parole, mais non pas une parole qui serait à l’exclusion de toute autre, me campant alors dans une figure d’autorité qui aurait alors pour unique vertu de renforcer la position tout autant malaisée qu’illusoire d’un sujet supposant la prééminence de son propre savoir. Votre parole, vous la portez chacun, et dans la calme effervescence de nos échanges, cette parole, la vôtre, vaut bien la mienne. C’est même l’un des principes fondamentaux de ce que nous essayons de faire ici : une pratique égalitaire de la philosophie.

La question du travail apparaît alors comme un de ces points centraux autour duquel nous est offerte et ouverte la possibilité de cerner les diverses strates possibles d’une réflexion philosophique, ontologie radicale, allant à la racine, contre phénoménologie existentielle, saisissant la vie telle qu’elle nous apparaît, au cœur du débat. L’enjeu est immense, puisqu’il nous ramène à la question de la rationalité et à la question du voile d’ignorance, dont l’allégorie platonicienne de la caverne est le précurseur archétypal.

Le travail, donc. Ce sur quoi j’ai à de multiples reprises insisté, et ce depuis des mois, mais si nous nous rencontrions depuis des années il en serait probablement de même, c’est bien la question d’une aliénation fondamentale, constitutive, du travailleur, donc de celui qui travaille, à l’objet qu’il a produit. Comment, pourquoi, s’organise cette fuite de l’objet produit ? Dans toute autre société que marchande, et surtout dans toute autre société que celle dans laquelle la force de travail elle-même est une marchandise, l’objet continue d’appartenir à celui qui l’a produit tant qu’il ne s’en est pas servi, soit pour lui-même, soit pour la collectivité dans laquelle il évolue et s’inscrit, soit qu’il s’en sépare par un quelconque commerce. Prêtons bien attention à ce premier point : dans le monde contemporain, tout individu dont le travail est attaché à une tâche de production voit le produit de son travail lui échapper, pour ensuite circuler sous ses yeux comme marchandise, marchandise qu’il devra à son tour acquérir s’il veut pouvoir en jouir. Voilà ce que nous dit la théorie de l’aliénation marchande. Tandis que sur le plan existentiel, la pénibilité supposée ou réel du travail viendrait contrevenir au travail comme vecteur potentiel d’une réalisation de soi, sans que cette supposée réalisation de soi ne soit d’ailleurs bien définie. Il en va ainsi comme de la question du traitement des symptômes dans le cadre des troubles psychiques. Soigne-t-on les raisons des troubles, ou aménage-t-on l’impact des symptômes ?

Lacan a pu faire avancer, si j’ose dire, la psychanalyse, en distinguant le Moi du sujet de l’inconscient. Et, ici, quant à la question du travail, le traitement phénoménal des résultats de l’aliénation, qui ne sont donc en rien les causes de celle-ci, n’amène-t-il pas à aménager le résultat, pour en rendre plus confortable la contrainte sans la supprimer, plutôt que d’adresser directement la racine du problème ? Comment penser, dans le cadre d’une pensée pour laquelle le travail serait un vecteur essentiel de ladite « réalisation de soi », une telle réalisation de soi dans un cadre contraint où ce qui porte cette réalisation de soi, à savoir le fruit du travail, échappe toujours, inéluctablement, à son producteur ? C’est bien là, me semble-t-il, que réside tout le refus du travail par Alèssi Dell’Umbria. Non pas que ce refus se réalise dans une autre forme de travail, quoique le vol en bande organisée soit conceptualisé par les anarchistes sous le vocable de « la reprise », une reprise qui est réappropriation du travail volé, rupture du circuit de l’aliénation marchande. Dell’Umbria revient d’ailleurs là-dessus avec une grande lucidité à la fin de son texte.

Nous sommes face à divers abords, donc, de la question du travail : aliénation fondamentale dans le monde capitaliste marchand, ou vecteur incontournable d’une réalisation de soi qui passerait, soit par une amélioration des conditions de travail qui n’en soit pas une émancipation, soit par l’injection de sens dans un travail anobli effectué dans la joie. Je ne crois pas que l’on puisse décemment articuler ces deux problématiques, tant elles apparaissent d’emblée hermétiques l’une à l’autre. Je me demande par ailleurs, si le choix de se porter sur les conditions de travail et l’apologie du travail comme réalisation de soi ne porte pas une docte et tout à fait volontaire ignorance pas très éloignée du fameux voile d’ignorance dont nous parlait il y a peu John Rawls. Le discours sur les conditions de travail et le travail comme réalisation de soi ne porte-t-il pas l’idée, là aussi tout à fait rawlsienne, d’une possible rationalité et d’un possible plan de vie ? Dans cette perspective, en effet, ceux et celles qui subissent ne subissent-ils pas par manque de chance ou de volonté, ou les deux à la fois ? Ou même par manque d’imagination, puisque cet argument peut aussi être parfois ajouté à la chance et à la volonté ?

Dans cette discussion, c’est un autre débat philosophique qui pointe timidement le bout de son nez : matérialisme ou spiritualité (vous noterez bien que je ne dis pas idéalisme, mais bel et bien spiritualité). Du point-de-vue du matérialisme contemporain, tel qu’il s’est constitué tout au long des XIXe et XXe siècles, l’organisation historique des relations sociales de production et de reproduction assure la reproduction des individus et de l’espèce et, en tant que telle, fournit le fondement solide de toutes les autres formes sociales et contribue à forger le psychisme de chacun. Cette organisation des relations sociales ne vaut pas seulement pour la production des biens, mais aussi pour la reproduction des individus, dont le complexe familial et son économie domestique participent tout autant. L’approche spirituelle, qu’elle se réclame ou non d’une des nombreuses traditions de pensée idéalistes, considérera quant à elle que les rapports entre les individus sont régis par la pulsion de vie, l’expérience quotidienne, le vécu, et tout ce qui l’architecture : la pensée, la volonté, l’imagination, et ainsi de suite. Il y a bien, dans toute approche spirituelle existentielle, une forte touche d’individualité qui conduit à la thématique de la « réalisation de soi par soi-même », quel que soit le jeu de contraintes dans lequel on s’inscrit.

Deux questions se posent alors à nous :

Est-on plus libre si l’on choisit de reconnaître et prendre en compte les mécanismes primaires de l’aliénation ?
Est-on plus libre si l’on choisit d’ignorer ces mécanismes comme secondaires par rapport à l’expérience vécue ?

Et qu’est-ce qu’une expérience vécue, expérience de l’aliénation ou expérience de la liberté ?