Après avoir rapidement survolé les problématiques que John Rawls entend aborder dans ce volumineux ouvrage sur la Théorie de la justice, nous entrons de plain-pied dans le vif du sujet avec les chapitres 2 et 3.
Le chapitre 2 porte sur les principes de la justice et le chapitre 3 sur ce que Rawls appelle la position originelle.
Pour ce qui est des principes, il y a les principes découverts dans une situation initiale et les principes qui, parmi ceux-ci, seront retenus pour construire la théorie de la justice comme équité. Se limitant pour le moment volontairement à des principes généraux, et avant même de se plonger dans la situation initiale, nous abordons des principes liés aux institutions et des principes liés aux individus, donc a priori hors les institutions.
Les institutions forment, nous dit l’auteur, « la structure de base de la société ». Il y est question de droits et de devoirs, d’avantages et de charges. Une institution est « un système public de règles » qui se réalisent dans la pratique des individus participant de l’institution. La définition donnée est très large et semble recouper à peu près n’importe quelle forme de groupe, et c’est bien dans la réalisation concrète des règles que peuvent être évalués le juste et l’injuste. L’existence même de l’institution repose d’ailleurs sur la réalisation des règles dans la pratique, règles publiques, c’est-à-dire que chaque personne participant de l’institution concernée est supposée les connaître. La publicité des règles de l’institution est « la condition naturelle » d’une théorie du contrat social, surtout quand celle-ci vise à une meilleure justice sociale. Ainsi, les individus qui poursuivent leurs propres intérêts tout en respectant les règles peuvent contribuer à des « buts socialement désirables ».
Il va sans dire que les principes ici défendus ne peuvent l’être que si l’on estime que les personnes participant d’une institution en respectent toujours les règles. Il suffit malheureusement d’avoir travaillé en entreprise suffisamment longtemps, ou dans une administration, pour savoir que ce n’est pas le cas. Qui plus est, que des institutions soient légitimes et que leur système de règles respecte le système de règles de la société globale dans laquelle l’institution s’inscrit ne garantit en rien la justice des règles et de l’institution. Rawls le précise en effet, estimant qu’une société juste peut-être composée d’institutions injustes, différentes injustices pouvant se contrebalancer, et réciproquement que des institutions justes peuvent malgré tout aboutir à une société globale injuste. C’est une question d’échelle.
Mais se réfugier derrière la construction d’une situation idéale en la considérant comme exemplaire, sans que cette construction n’utilise d’autres cas concrets que ceux qui servent d’exemples génériques, donc ne fonder sa science sur aucun terrain réel, est-ce que cela ne contrevient pas aux principes les plus élémentaires de la science ? Précisons donc au minimum que la science rawlsienne de la justice nous apparaît à ce stade comme une science purement spéculative, dont nous nous efforçons de cerner tout aussi bien les faiblesses que les fulgurances.
Ce qui compte donc dans un premier temps, c’est qu’un ensemble de règles s’accordent pour définir la répartition des droits, devoirs, avantages et charges, et que les individus s’accordent dans l’obéissance à ces règles générales. C’est ce qui définit la justice formelle, la théorie spéculative de la justice. Quant à la justice réelle, la justice en pratique, elle demande une certaine impartialité à ceux qui pratiquent son application, et s’il arrive qu’elle soit injuste ou ressentie comme telle, il faut à tout le moins que cette injustice ne soit pas dissimulée, afin que les individus puissent élaborer des stratégies de protection, de défense ou même de réforme.
« Le désir de suivre les règles » et le désir de reconnaître les droits et libertés de chacun sont ici fondamentaux et vont par la suite devoir s’articuler avec les deux principes de la justice exprimés dans la position originelle.
Nous avons déjà vu ces deux principes, mais il est bon et utile de les rappeler ici, puisqu’ils sont le socle qui sera constamment interrogé.
Premier principe :
« chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. »
Second principe : « les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois:
(a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et
(b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. » (p.91)
Suivant l’ordre lexical précédemment établi, et en conservant sa primauté au premier principe, les deux éléments du second principe peuvent être interprétés de quatre manières différentes.
Soit, suivant le second principe, celui des inégalités sociales et économiques :
(a.1) Principe d’efficacité des inégalités « à l’avantage de chacun »
(a.2) Principe de différence des inégalités « à l’avantage de chacun »
(b.1) Égalité, par l’ouverture des carrières aux talents, des positions et des fonctions « ouvertes à tous »
(b.2) Accès aux positions et aux fonctions « ouvertes à tous » par l’égalité des chances
Interprétation A : Système de la liberté naturelle (a.1 + b.1) -> Efficacité et talents
Interprétation B : Égalité libérale (a.1 + b.2) -> Efficacité et égalité des chances
Interprétation C : Aristocratie naturelle (a.2 + b.1) -> Différence et talents
Interprétation D : Égalité démocratique (a2 + b2) -> Différence et égalité des chances
Principe d’efficacité : obtenir les meilleurs résultats avec une répartition optimale des efforts
- Ce principe est premier mais ne peut être le critère unique de la justice
- Optimiser l’utilisation des ressources pour garantir le bien-être global
Principe de différence : obtenir une répartition équitable des attentes de chacun tant que les inégalités dans les attentes profitent aux plus vulnérables
- Ce principe est compatible avec le premier tant que la répartition des efforts et des attentes bénéficie aux plus désavantagés et que l’efficacité est au service de la justice sociale
Justice procédurale pure :
- la mise en œuvre des principes prime sur le résultat de cette mise en œuvre
- pas de critère extérieur à la procédure
Dans une société démocratique, l’égalité des chances repose sur les principes de la justice procédurale pure.
Nous nous devons de remarquer que l’articulation du principe de différence et du principe d’égalité des chances dans l’interprétation démocratique égalitaire du deuxième principe de la position originaire s’effectue dans l’ignorance volontaire de toute condition extérieure, ce qui confirme ici l’application pratique du voile d’ignorance.
Ordre lexical des principes :
1/ libertés égales pour tous
2.1/ inégalités socio-économiques à l’avantage de chacun
2.2/ inégalités socio-économiques liées à des positions ouvertes à tous (égalité des chances)
Enfin, pour aujourd’hui, je voudrais attirer votre attention sur le fétichisme du nombre et du calcul et la forte, très forte, dépendance de la pensée de la justice à la pensée économique. Ce qui doit nous interroger ici, c’est bien entendu l’inspection attentive des principes exposés par Rawls, et des raisonnements qui y conduisent. Vous avez sans doute remarqué la prégnance des modèles économiques et mathématiques dans l’exposé qui nous est fait de la justice comme équité. Il y a en effet au cœur de cette théorie le souci de prendre le monde tel qu’il est et d’en ajuster les éventuels dysfonctionnements. Mais peut-on réellement tout calculer en termes de justice, et est-il souhaitable de le penser ?