Tout au long de sa lecture, ce que nous dit le texte de Du fric ou on vous tue !, c’est que la politique, entendue comme ce moment où des subjectivités remettent en cause l’ordre établi, ne saurait être réduite à l’exercice institutionnel du pouvoir. Toute révolte qui vient fissurer les paradigmes dominants du pouvoir est politique en son cœur, dans sa forme la plus nue et la plus intense. C’est là que s’ouvre la possibilité d’un bouleversement, non seulement des institutions, mais du mode même d’existence. Cette puissance de rupture a été depuis deux siècles capturée par une conception spécialisée de la politique, confiée à des militants professionnels, à des appareils, à des experts. Cette séparation entre vie et politique constitue le drame même des projets révolutionnaires modernes.
Ce que les Cangaceiros, le groupe auquel l’auteur appartenait dans les années 80, ont refusé, c’est cette politique en tant qu’activité distincte, compartimentée, que les militants traitent comme leur domaine réservé. Une politique qui prétend transformer le monde tout en laissant intacts les modes de vie, les sensibilités, les désirs et les façons d’être. Même Marx, malgré l’ambition radicale de son projet, finit par succomber à cette contradiction. En instituant la politique comme science de l’histoire, comme programme rationnel, il a participé à cette séparation entre les désirs et la stratégie, entre les corps et les idées.
À l’inverse, Bakounine prônait une politique de l’amitié, fondée sur les affinités, les liens organiques, l’enthousiasme vécu. Mais là encore, cette position, bien que précieuse, souffrait d’une certaine inconséquence romantique. Opposer frontalement la rigueur programmatique de Marx à l’élan vital de Bakounine, ce serait reconduire la scission première du mouvement révolutionnaire moderne : celle entre la stratégie et l’émotion, la critique théorique et la poésie, le concept et la sensibilité. À force de vouloir choisir entre ces deux pôles, la dynamique du mouvement ouvrier s’est épuisée.
C’est précisément cette opposition que Mai 68 serait venu tenter de dépasser. En mai-juin 1968, il s’agissait moins de conquérir le pouvoir que de faire émerger une autre manière d’être-au-monde. La révolte, en brisant les catégories établies, ne se contentait pas d’un discours ou d’un programme : elle engageait les corps, les imaginaires, les rythmes de vie. Elle tendait à dépasser la séparation entre politique et culture, entre production théorique et expérimentation sensible. Ce que Mai 68 inaugurait, c’était une époque où toute forme de vie pouvait elle-même devenir une forme de lutte politique.
Dans l’expérience des Cangaceiros – ce dont témoignait leur mode de vie – il n’y avait pas de frontières entre politique et culture. Ils rejetaient ces catégories en tant qu’elles étaient elles-mêmes les produits de la séparation. Ce qui les intéressait, ce n’était pas tant de produire du culturel ou du politique, mais de vivre autrement, de manière à rendre visible une autre logique, un autre régime d’existence. La politique cessait d’être une sphère à part de la vie sociale, pour devenir un geste poétique immanent à la vie elle-même.
Et c’est précisément parce qu’ils vivaient ainsi qu’ils pouvaient mener une critique radicale de la culture, entendue comme catégorie propre de la société capitaliste. Dans les années 1980, il ne suffisait plus de dénoncer la production de masse de biens culturels, une nouvelle étape de la domestication s’était amorcée : la gestion des métropoles par le divertissement, l’intégration du culturel dans les dispositifs de contrôle.
La culture devenait le mode même de la pacification. Le divertissement généralisé, l’esthétisation des ruines industrielles, la scénographie urbaine, remplaçaient la conflictualité. Pendant que les politiques d’urbanisme couvraient l’espace urbain d’art contemporain, la logique marchande poursuivait son œuvre de normalisation. L’individu devait désormais « positiver », comme le disait alors une publicité des magasins Carrefour. Il ne suffisait plus de survivre : il fallait sourire, collaborer à sa propre aliénation, se montrer enthousiaste même dans la misère.
Cette injonction à la positivité ne produisait pas seulement des comportements absurdes ; elle engendrait surtout un ressentiment diffus, un mécontentement privé de toute possibilité d’expression politique. Faute d’un horizon collectif, l’insatisfaction prenait la forme d’un malaise individualisé, d’une amertume stérile. L’espoir d’un changement s’étiolait au profit de la gestion affective des frustrations. La société se médicalisait, se psychologisait, tandis que toute critique structurée se voyait disqualifiée au nom du « réalisme ».
Depuis deux siècles, toute tentative révolutionnaire s’est heurtée à la question de l’organisation. Deux figures majeures s’y sont opposées : la conjuration clandestine et l’assemblée ouverte. L’une cultive la clandestinité, le pacte, la loyauté invisible ; l’autre privilégie l’ouverture, la délibération, la transparence. Mais dès lors que l’organisation politique s’institue en tant que forme fixe, elle cesse d’être un outil et devient un obstacle. Elle fige les mouvements, transforme les tensions créatrices en routines bureaucratiques.
La bande des Cangaceiros choisit une autre voie : l’organisation de sa propre fuite. Fuir les institutions – l’école, la famille nucléaire, l’armée, le salariat, la justice – n’était pas vécu comme une désertion, mais comme une forme d’insurrection. Cette fuite constante était devenue une véritable stratégie : celle de ne pas se laisser capturer par le monde tel qu’il était, et qu’il est encore. Ce refus prenait la forme d’une exaltation de la négativité pure, qui ne cherchait pas à se convertir en un projet positif qui aurait pu être récupéré par la société.
Ils avaient fait le choix de l’irréductible, de ce qui ne se laisse pas intégrer. Et pourtant, même dans ce choix, ils ne s’étaient pas affranchis des contradictions de leur époque. Le monde qu’ils voulaient fuir ne cessait de les rattraper. Dans une société saturée de dispositifs techniques et marchands, comment inventer une technique qui soit vraiment créative ? Comment produire sans participer à l’économie ? Comment créer sans nourrir le spectacle ? Autant de questions qui ne furent jamais complètement résolues.
Ce que les Cangaceiros ont expérimenté, ce ne fut pas une utopie achevée, mais une brèche, une tentative de sortie vers un en-dehors qui reste à imaginer et à construire. Ils n’ont pas essayé de défaire les scissions qui avaient paralysé les mouvements précédents. Ils ont tenté de réconcilier la pensée et la vie, le sensible et le concept, la poésie et la stratégie. Et si ils ont échoué à instituer une forme durable, peut-être est-ce justement parce que l’essentiel, pour eux, n’était pas là. L’important était d’ouvrir l’espace d’une autre politique : une politique qui ne serait plus un domaine réservé, mais un art de vivre ensemble, une intensité partagée, une manière d’habiter le monde autrement.