La critique acerbe menée par Raoul Vaneigem dans son Traité de savoir-vivre a conduit quelques-uns parmi nous a déplorer l’absence de solutions proposées. Tout d’abord, je voudrais vous rappeler qu’il n’est peut-être pas besoin de s’appeler Proust ou Tarkovski pour pouvoir formuler une critique intelligente de la littérature ou du cinéma. Alors, pour ce qui est de la critique sociale, il n’est peut-être pas besoin non plus d’apporter à tout prix des solutions ou des propositions pour formuler une critique juste. Les solutions et les propositions ne sont-elles pas d’ailleurs le principal aliment d’hommes politiques dont on ne sait malheureusement que trop bien qu’ils font rarement plus que proposer, ou alors qu’il vaudrait mieux qu’ils s’abstiennent d’appliquer ce qu’ils proposent ? Et puis, je ne peux m’empêcher de remarquer que si Vaneigem est critiqué pour ne pas proposer de solutions, il n’est pas critiqué quant à la critique même qu’il formule. Enfin, je tiens à vous rassurer, les solutions ne sont pas loin, on va y venir, mais pas sûr qu’elles plaisent à ceux qui les réclament. Voyons voir.
D’après Vaneigem, donc, le problème central du pouvoir n’a jamais résidé dans la possibilité ou non de sa suppression, mais dans la justification de son existence. Depuis les figures historiques du prince ou du prêtre, jusqu’à ses incarnations modernes que sont le manager ou le psychosociologue, le pouvoir hiérarchisé s’ancre toujours dans une même logique : celle de la souffrance utile et du sacrifice consenti. Il s’agit de convaincre chacun que la souffrance qu’on lui inflige ou qu’il s’inflige à lui-même possède une valeur, une signification, voire relève d’une nécessité. C’est dans cette dialectique que se tissent les liens de subordination au pouvoir : la souffrance doit apparaître productive, rédemptrice, ou, à défaut, inévitable. Ainsi se perpétue la structure même du pouvoir dans l’histoire, indépendamment des formes qu’il revêt.
Derrière les récits que l’histoire élabore sur le passé, la souffrance n’est pourtant pas une fatalité naturelle, mais bien le produit d’une organisation sociale, le produit de l’histoire. La hiérarchie, loin d’être un simple arrangement pratique, est le creuset où se forge une souffrance ordonnée, rationalisée, utile au fonctionnement d’un pouvoir qui façonne des sujets acceptant et valorisant leur propre peine, leur propre malaise, dès lors que ce malaise, cette souffrance, sont justifiés par une cause supérieure ou un intérêt collectif, religieux, économique, technique, et ainsi de suite.
La civilisation technique a mis à l’ordre du jour les idéaux de bonheur et de liberté, mais dans le même mouvement, elle les a transformés en idéologie : elle ne propose pas une voie d’accès réelle à la joie ou à la liberté, mais des versions édulcorées, standardisées, de ces idéaux. Le bonheur y est une forme de passivité dans la consommation des biens et de leurs images ; la liberté s’y réduirait à l’absence de trouble, à l’ataraxie, à l’acceptation d’un monde où tout est organisé pour éviter la souffrance — sauf celle qui demeure nécessaire au maintien de l’ordre. C’est une liberté apathique, un bonheur sous anesthésie, nous dit Vaneigem.
La souffrance, dans les sociétés modernes, ne résiderait pas tant dans la menace de mort physique que dans l’absence de vraie vie, d’une vie authentique, traversée par la poésie. La mécanisation des gestes, leur spécialisation à l’extrême, épuisent l’esprit et le corps : chaque jour, à travers des actes morts, répétitifs et dépourvus de sens, l’humain s’évide, se dévitalise. Face à cette souffrance, l’imaginaire contemporain se tourne vers la fascination apocalyptique, les destructions totales, les morts collectives — moins par désir de fin que par désespoir de vivre.
Dans ce terrifiant paysage d’aliénation, seule la joie révolutionnaire apparaît comme vraie. La philanthropie de façade, le réconfort puisé dans la contemplation des souffrances d’autrui, ne font que masquer une profonde infirmité intérieure : chacun cherche dans la misère des autres la consolation de ses propres manques, sans empêcher le vide de gagner du terrain dans sa propre vie. Tout au contraire, et c’est là que l’on commence à entrevoir ce que Vaneigem va petit à petit formuler, proposer : pour que l’autre m’intéresse vraiment, il faut que je puisse puiser en moi la force de me relier à lui, à partir de la part la plus riche et la plus exigeante de ma propre volonté de vivre. Or ce lien ne peut se réaliser que s’il est animé par le désir, et non par le devoir ou l’utilité.
Vaneigem propose une autre forme d’individualisme que celle de l’individualisme des sociétés contemporaines. Dans l’individualisme révolutionnaire, qui puise dans la tradition anarchiste, le « chacun pour soi » débouche paradoxalement sur la possibilité d’un « tous pour chacun ». L’égalité authentique ne saurait être décrétée par en haut : elle ne peut exister que dans la reconnaissance réciproque des désirs de vivre de chaque individu. L’égalité révolutionnaire est à la fois individuelle — parce que chaque volonté de vivre est singulière — et collective, en ne s’accomplissant que dans la communauté de désirs partagés.
Dans le règne de la souffrance contemporaine, la lucidité pure se confond avec le mensonge : voir clair sur la misère du monde sans agir, c’est entretenir la mort et non la combattre.
Pourtant, malgré l’oppression généralisée, « tout le monde veut respirer », mais personne ne le peut vraiment ; la promesse d’un futur meilleur repousse indéfiniment le moment de vivre. Beaucoup promettent à eux-mêmes et aux autres de « respirer plus tard » ; et la plupart ne vivent pas vraiment, car ils sont déjà morts, enfermés dans une existence vidée de sens et de désir. Aussi, pour Vaneigem, le seul acte qui compte réellement est celui qui, ici et maintenant, renoue avec la vie, avec le souffle, avec la révolte, avec la poésie.