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Nous venons donc de passer en revue, tout au long de ce premier semestre, deux ouvrages très différents l’un de l’autre. Le premier, la Théorie de la justice de John Rawls, était une tentative, par son auteur, d’élaborer une théorie de la justice et du droit, comme fondements de la vie sociale. Cette tentative se déployait dans un cadre démocratique et libéral, avec une préoccupation accentuée, une insistance, même, sur la liberté individuelle. Il aurait pu, en cela, rejoindre le second texte, celui d’Aléssi Dell’Umbria, intitulé Du fric ou on vous tue ! Ce n’est pourtant ni la même conception de la liberté, ni la même conception de l’individu, ni la même conception du collectif, ni le même regard porté sur le monde dans lequel nous vivons, qui se déploient dans chacun de ces textes. La question de la Loi est dans chaque cas centrale, vue d’un côté comme fournissant à la vie en société son fondement le plus sûr, et régissant alors cette vie, vue de l’autre comme le soutien de toutes les inégalités. Un réformiste démocrate libéral d’un côté, un révolutionnaire anarchiste de l’autre. Il y a la figure de celui qui embrasse un monde qui n’est certes pas sans défauts, mais qui peut être changé par un contrat social permettant à chacun de réaliser un plan de vie qu’il aurait décidé, dont il serait le maître, œuvre de sa souveraine volonté, quitte à mettre de côté les pulsions tout comme les surdéterminations idéologiques, en les ignorant, en faisant comme si elles n’existaient pas. C’est l’apologie d’un individu rationnel et abstrait. Et puis il y a la figure de celui qui fuit ce monde, tout en se mouvant dedans, mais où ailleurs se mouvoir ? Celui-là s’interroge et interroge le monde, les idéologies, et prône une liberté radicale dans l’expression du désir, tout en maintenant fermement une logique de partage des communs. Dell’Umbria ne semble pas tant céder au culte de la rationalité que Rawls ne le fait, tout au contraire, mais sans lâcher d’un pouce sur ce qui, dans l’histoire du groupe auquel il participa, relevait bien d’une rationalité propre.

Nous en venons aujourd’hui à un troisième texte, qui nous permettra, peut-être, de mettre en perspective les deux premiers, s’éloignant un peu plus du confortable légalisme rawlsien et posant les fondements de ce que le groupe des Cangaceiros auquel participa Dell’Umbria,  aura, à sa manière, mis en pratique et accompli.

Pour Raoul Vaneigem, auteur en 1967 de ce Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations que nous abordons aujourd’hui, le monde est à refaire, il n’est pas à réparer et à réformer. Il ne s’agit pas de le réaménager, à l’aide de recettes technocratiques, d’expertises ou de « reconditionnements »  idéologiques : c’est à son principe même qu’il faut s’attaquer. Ce refus de toute compromission avec ceux qui sont considérés comme les spécialistes du maintien de l’ordre du monde tel qu’il est, est un geste de rupture radicale : « De ceux-là, que je ne veux pas comprendre, mieux vaut n’être pas compris. » Vaneigem marque une volonté radicale : réinventer la vie en la libérant de tout ce qui l’étouffe.

Ce ne sont plus seulement les conditions matérielles d’existence qui sont ici en jeu, mais la vérité du désir, de l’expérience vécue, contre les normes qui les écrasent. Le capitalisme tardif proposerait une paix sans tragédie, une sécurité qui mutile : « Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui. » Cette phrase coupe net toute tentative de conciliation avec l’ordre social dominant : elle entend révéler son fond mortifère.

Il ne s’agit pas d’ériger une nouvelle doctrine, mais de laisser place à la subjectivité, à l’improvisation, à une libre réappropriation du réel. Le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations fait l’éloge de la vie vécue, comme expérience sensible et non pas comme concept : « Il y a plus de vérités dans vingt-quatre heures de la vie d’un homme que dans toutes les philosophies. »

Ce refus de toute mystification est à la recherche d’une vie qui échapperait au double piège de l’illusion spectaculaire et de la résignation objective, le tristement célèbre pragmatisme qu’avancent comme argument tous les réalistes résignés : « J’incline peu à choisir entre le plaisir douteux d’être mystifié et l’ennui de contempler une réalité qui ne me concerne pas. » 

C’est dans le quotidien et dans sa banalité, dans ce qui nous est le plus familier, que résiderait la promesse d’une échappée. L’« inadaptation au monde » et l’« expérience immédiate de chacun » à l’heure de la faillite des grandes idéologies viennent radicalement s’opposer à la société de consommation, qui vend quant à elle à la chaîne des succédanés d’idéologie par milliers : « machines à décerveler portatives », dont la fonction n’est plus de libérer mais de distraire, d’occuper et de saturer, de coloniser, l’imaginaire.

La révolution sans la vie quotidienne n’est qu’un mot creux. L’émancipation véritable commence par le refus du conditionnement, dans la passion du vivant : « Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne; sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre. »