J’ai à plusieurs reprises évoqué devant vous le fait que nous vivons aujourd’hui dans un monde clos, sans en-dehors. Ce monde clos ne l’est pas seulement géographiquement, il l’est aussi et surtout imaginairement et pratiquement. Nous avons le plus grand mal à nous imaginer un autre monde que celui dans lequel nous vivons, nous avons encore plus de mal à imaginer que cet autre monde serait réalisable, et nous nous soulevons encore plus souvent intérieurement à toute pratique qui pourrait ne serait-ce qu’augurer de la possibilité de construction de cet autre monde que nous nous refusons d’imaginer.
C’est contre cette clôture et cette impossibilité qu’a été écrit Du fric ou on vous tue ! Pour ce faire, ce livre établit un fil rouge historique entre les révoltes contemporaines, comme celle des mineurs britanniques de 1984-1985, et les soulèvements millénaristes qui ont secoué l’Europe médiévale et moderne avant la Révolution française. Cette mise en perspective opère une double mise en lumière : d’une part, elle révèle la survivance de l’idéal du commun, dans des contextes très divers ; d’autre part, elle expose la manière dont les projets politiques modernes — en particulier celui de la Révolution française — ont pu prétendre réaliser les promesses du salut chrétien, tout en les retournant en programmes de gouvernement.
La grande grève des mineurs britanniques constitue une scène paradigmatique. Ce mouvement de lutte, violemment réprimé par le gouvernement Thatcher, portait bien davantage qu’une revendication salariale ou la défense d’emplois menacés : il mettait en jeu une certaine conception du lien social, de la dignité du travail, et de l’entraide communautaire. Les mineurs, leurs familles, les réseaux de solidarité locaux (cantines, piquets de grève, concerts de soutien) ont incarné, face à la brutalité de l’État néolibéral, un principe d’égalité et de mise en commun qui n’était pas sans résonance avec les révoltes millénaristes d’autrefois. Ce sont ces soubassements anthropologiques et spirituels que Du fric ou on vous tue ! nous rappelle à de multiples reprises.
L’auteur du livre, Alèssi Dell’Umbria, propose une thèse forte : les révoltes millénaristes médiévales, comme les mouvements hussites, taborites ou anabaptistes, ne s’inscrivaient pas dans la logique moderne de l’individu-citoyen souverain, mais mettaient au contraire au premier plan le commun — soit l’idée d’un lien substantiel entre les membres de la communauté humaine, fondé sur l’égalité réelle et la mise en commun des biens. La conception d’un individu abstrait, porteur de droits dans une société civile fondée sur la propriété privée et l’échange, était étrangère à ces mouvements. Leur horizon n’était pas celui de l’égalité formelle, mais celui de la communauté sans classes, libérée de la domination ecclésiale et seigneuriale, une liberté et une égalité ancrées dans la pratique.
C’est la raison pour laquelle les promesses chrétiennes — résurrection des morts, règne de la justice divine, fin de l’oppression — furent prises au pied de la lettre par les millénaristes. Le millénarisme, comme croyance en une imminence de la venue et de la réalisation du Royaume de Dieu sur terre, n’était pas une fuite dans l’utopie : c’était une logique insurrectionnelle pratique, un refus de la séparation entre le Ciel et la Terre, entre le salut de l’âme et les conditions de la vie quotidienne. Là où la religion officielle remettait à plus tard le bonheur promis, les millénaristes exigeaient sa réalisation immédiate. Leur logique était celle d’un christianisme retourné contre l’Église.
Ce que nous dit aussi Dell’Umbria c’est que cette exigence radicale n’a pas disparu avec les siècles. Elle réapparaît, sous des formes sécularisées, dans les révoltes populaires modernes. La grève des mineurs de 1984-1985 ne visait certes pas un paradis eschatologique, mais elle portait une critique en actes de l’ordre économique existant, basé sur l’inégalité, l’exploitation et la désagrégation des liens sociaux. Là encore, c’était le commun qui surgissait contre la logique individuelle du marché et de la concurrence.
Qui plus est, Dell’Umbria considère que la Révolution française aurait finalement procédé à une liquidation de l’aspiration millénariste en l’incorporant dans la politique moderne. Les révolutionnaires de 1789 croyaient faire advenir un ordre nouveau — celui de la liberté, de l’égalité et de la fraternité — en renversant l’Ancien Régime. Mais, en opérant cette bascule, ils ont aussi transformé les promesses religieuses en promesses politiques, les catégories théologiques en concepts séculiers. L’économie politique est ainsi devenue une théologie profane, fondée non plus sur la transcendance divine mais sur l’autorégulation du marché, la main invisible, la sacralité du travail et de la propriété privée. C’est le même mécanisme que l’on retrouve d’ailleurs dans le fétichisme de la marchandise, dont nous avons déjà maintes fois parlé : la marchandise se présente comme réalisation séculière de la promesse édénique.
En d’autres termes, le capitalisme n’est pas sans soubassement religieux. Il hérite du christianisme non seulement ses rituels (comme la foi dans un salut différé), mais aussi sa structure d’attente et de sacrifice. La figure de l’individu rationnel, calculateur, propriétaire, est l’héritière indirecte de l’âme chrétienne travaillée par l’examen de conscience et la quête du salut. Ce renversement marque l’entrée dans la modernité : le Ciel n’est plus peuplé d’anges et de saints, mais de lois économiques ; le salut ne passe plus par la foi, mais par l’adhésion aux règles du jeu capitaliste.
Le millénarisme, qu’il soit religieux ou séculier, représente dès lors une forme d’hérésie, de refus de différer les promesses et de suspendre l’exigence d’égalité et de justice à un cadre légal étatique. C’est pourquoi les autorités, qu’elles soient ecclésiastiques ou étatiques, répriment avec violence ces mouvements. Ce fut le cas des révoltes millénaristes comme des mineurs de 1984, taxés de subversion, d’irrationalité ou de démagogie. Mais leur obstination témoigne d’une permanence anthropologique : celle du refus d’un monde fondé sur l’inégalité et la dépossession.
Le fil qui relie les millénaristes médiévaux aux grévistes britanniques contemporains, c’est celui de la révolte contre un ordre perçu comme injuste, mais aussi contre l’idéologie qui le légitime — qu’il s’agisse de la religion institutionnelle ou de l’économie politique moderne. Du fric ou on vous tue ! montre que derrière les étiquettes historiques, c’est une même logique de rupture, une même fidélité aux promesses premières (celles de la religion, de la solidarité, de la justice) qui anime les révoltés.
Dans un monde où le capitalisme prétend incarner la seule rationalité possible, ces soulèvements viennent rappeler qu’il existe une autre tradition : celle du commun, de l’égalité réelle, de la fraternité vécue — une tradition toujours refoulée, mais jamais abolie. Ces « revenants » du commun ne cessent de hanter les discours du pouvoir, qui s’efforcent de les délégitimer. Mais leur parole demeure. À travers elle, ce ne sont pas seulement des droits qu’on réclame, mais une autre manière de vivre, d’habiter le monde, d’en partager les ressources et les espoirs.