Ce que nous abordons depuis plusieurs séances, c’est au fond la question de savoir comment traiter, dans le cadre d’une définition efficace et pratique de la justice, de la multiplicité infinie des cas. C’est aussi ce qui se joue entre la Common Law anglo-saxonne et la Civil Law continentale, romano-germanique. Dans la Common Law, les décisions sont guidées et rythmées par la jurisprudence, dans la Civil Law ce sont les codes qui prédominent à la direction de la justice. L’autre abord de cette question, c’est ce qui se joue dans le traité de John Rawls, entre le conséquentialisme utilitariste, qui cherche à maximiser le bien-être ou le bonheur global d’un groupe, et le contractualisme de la théorie de la justice comme équité, qui vise une égale liberté pour tous, assortie d’une juste correction des inégalités par l’égalité des chances. On a bien dans les deux cas une téléologie, tendue vers une finalité, conséquentialiste, qui s’oppose à une téléonomie, insistant sur les causes, contractualiste.
Après nous être penchés sur les structures de base de la société, que Rawls désigne comme institutions, et dont nous avons vu que la définition donnée posait un certain nombre de problèmes, le principal semblant être la dépendance radicale de toute institution aux individus qui la composent, nous en venons donc aujourd’hui à ces individus. Ceux-ci auraient 1/ des devoirs naturels 2/ des obligations, et 3/ des permissions. La définition qui nous est donnée du juste et de la justice émerge des actions et des comportements permis ou non, recommandés ou non, aux individus, toujours à partir d’une supposée position originelle dont la neutralité serait garantie par le voile d’ignorance. Le principe d’équité, qui est censé nous guider, repose essentiellement sur les obligations, en tant que celles-ci, ou plus exactement leur respect ou leur non-respect, sont le fruit d’actes volontaires se déroulant suivant des règles institutionnelles établies. Quant aux devoirs naturels, ils ne relèveraient d’aucun contrat ni d’aucune institution. Quelques exemples nous sont donnés : ne pas être cruel, aider autrui, ce sont des devoirs naturels qui ne nécessitent pas de contrat et qui s’imposent en tant que tels aux individus. On reconnaît le thème sous-jacent, implicite, d’une morale naturelle, universelle, et donc commune à tous les représentants de l’humanité. L’ethnologie nous avait pourtant déjà appris, avant la Théorie de la justice, qu’un certain relativisme culturel devait être pris en compte quand il s’agit de morale, et de droits prétendument « naturels », les théories post-coloniales ont depuis enfoncé le clou. Les permissions, pour finir, n’existent que par la négative : elles ont tout simplement pour impératif de ne contrevenir ni aux obligations ni aux devoirs naturels.
« (…) une société (est) une entreprise de coopération en vue d’un profit mutuel »
Rien que cette définition, qui paraît anodine et qui est posée comme une évidence, me semble terriblement discutable. L’idée de la société comme entreprise de coopération tend en effet à laisser penser qu’il n’y a jamais d’exploitation que pleinement acceptée, de servitude que volontaire. Cette idée est sous-tendue, comme nous l’avons déjà fait remarquer, par une conception de la subjectivité comme essentiellement rationnelle. Ce qui est confirmé par un court paragraphe sur le « contexte subjectif », la rationalité et la subjectivité y étant réduites à un ensemble d’intérêts et de croyances. Les plus dépourvus le sont parce que « les hommes souffrent de divers manques de savoir, de pensée et de jugement ». Nous avions aussi fait remarquer précédemment la tonalité assez systématiquement élitiste et mondaine, pour ne pas dire tout simplement méprisante dans laquelle campe Rawls, avec une naturalité et une désinvolture de ton qui font oublier cet aristocratisme derrière le double discours de l’équité et de l’égalité des chances. Ces quelques points méritent toute notre attention, car le libéralisme revendiqué par l’auteur s’alimente aussi, surtout, même, des principes qui sous-tendent l’ensemble de son discours et lui dictent son architecture. Encore plus que la construction de son système, ce qui nous intéresse donc ici, dans ce texte extrêmement touffu, c’est l’idéologie spontanée qui le motive.
Les principes généraux de la justice comme équité, pour que leur application puisse être universelle, sont publics, donc connus et respectés par tous, ordonnés, et irrévocables, ce qui veut dire qu’aucun autre principe, plus élevé que ceux-ci, ne peut être admis.
« Une conception du juste est un ensemble de principes, généraux quant à leur forme et universels dans leur application, qui doit être publiquement reconnu comme l’instance finale pour hiérarchiser les revendications conflictuelles des personnes morales. » (p.167)
La notion de justice procédurale pure permet de soutenir la neutralité obtenue par le voile d’ignorance. Nous pourrions d’ailleurs nous demander si, d’un point-de-vue strictement rawlsien, une IA générative comme ChatGPT ne définirait pas le sujet idéal du voile d’ignorance : au fond, l’IA générative peut nous apparaître comme un sujet sans subjectivité, producteur d’un discours sans sujet, définitivement détaché de toutes les insupportables contingences psychiques et sociales qui pourtant pèsent inévitablement sur tous les choix et toutes les décisions des personnes réelles. L’individu rationnel est d’ailleurs défini « comme ayant un ensemble cohérent de préférences face aux options disponibles. » Cette morale se campe tout de même un peu au ras des pâquerettes de la raison, dans une ignorance volontaire et parfaitement illusoire de toutes les formes de conditionnement. Le sujet de la position originelle est le sujet libéral dans toute sa fade splendeur : celui qui croit être le maître de sa volonté et de sa liberté, tout simplement parce qu’il le croit.
Cette rationalisation de l’individu va jusqu’à affirmer un appétit naturel de l’avoir : « (les personnes … rationnelles) préfèrent normalement avoir davantage de biens sociaux premiers que moins. (…) il est rationnel pour les partenaires de supposer qu’ils veulent une part plus large. » On ne sait d’où leur vient cette rationalité ni ce qui la justifie, elle est affirmée sans autre forme de procès. Elle ancre par contre définitivement tout ce qu’elle voile, le domaine des pulsions et celui des conditionnements sociaux, sous le rideau de l’individu rationnel, à tel point qu’elle finit par confondre la personne réelle avec le modèle de la position originelle obtenu par l’application du voile d’ignorance. Il n’y a que l’idéologie pour comprendre qu’un grand penseur, car Rawls aura incontestablement été un des grands penseurs de la justice au XXe siècle, ait ainsi perdu de vue tous les apports majeurs des sciences humaines, de Marx à Freud, pour des raisons qui ne peuvent être que politiques, ce que Rawls énonce par ailleurs en se posant régulièrement comme penseur libéral.