Nous avons commencé à jouer au “jeu du je”. Ceux qui le souhaitaient ont essayé de nous dire ce que “je” veux dire pour eux quand ils disent “je”. Certains ont exprimé un “je” plein, entier, sans division, par exemple, entre conscient et inconscient : c’est le “je” de l’individu qui pense pouvoir fonder par lui-même et sur lui-même sa propre liberté. S’en tenant ferme à un “je” dont la rationalité se veut pleinement consciente d’elle-même, sa seule intériorité est celle des calculs conscients qu’il pense être à même, lui seul, d’effectuer. C’est un “je” qui est très compatible avec le discours des neurosciences. Ce “je” est pourtant dans l’ignorance de toute sorte d’extériorité qui pourrait le traverser, comme des conditionnements sociaux, culturels, religieux, et lui dicter ses propres discours et déterminer ses décisions. C’est un “je”, enfin, qui affirme la puissance de l’intellect et de la volonté. Relevons, mais sans en tirer quelque conclusion que ce soit, que ce sont les trois plus jeunes participants qui ont, si ce n’est affirmé, en tous les cas proposé cette position. D’autres, plusieurs, ont parlé d’un “je” masque, un “je”, des “je” sociaux, des “petits je”, prolongeant et prolongés par un “grand Je”, plus mystérieux. Enfin, quelques-uns ont émis l’idée que ce “grand Je” serait ancré dans “la vie”, “l’énergie”, la “vitalité”, bref, dans le “pulsionnel”, ou en tout cas dans ce qu’ils entendent par “vie” et par “pulsionnel”, à savoir une certaine forme d’irrépressible animalité.
Nous en sommes restés à la surface du “je”, et c’est cette surface que je vous propose de continuer à parcourir aujourd’hui. Je dis “à la surface”, dans le sens non pas de ce qui est superficiel, donc léger et partiel, mais dans le sens de ce qui est visible. La surface n’est pas nécessairement une couche ou une face, elle est simplement ce que nous voyons. Et elle est, tout aussi bien, une bonne partie de ce que nous entendons, de ce qui implique notre entendement, de ce que nous produisons et recevons comme discours. La surface du “je”, ou le “je” surface, ça cause.
Ce “je” qui est en surface, celui auquel nous avons le sentiment d’avoir le plus directement accès, peut n’être que ce “je” là. Un “je” rationnel et pragmatique, qui n’a pas besoin de profondeur. Mais il peut aussi être un masque. Le “je” qui se reconnaît comme masque, ce “petit je” se sait provenir d’un “grand Je” orchestrateur. Cependant, proposer que cet orchestrateur, ce maître du jeu, des “petits je”, puisse représenter la vie comme principe, c’est l’ancrer dans la biologie, dans le corps, et passer à-côté de la dimension du langage. Comme si la pulsion n’avait rien à voir avec le langage.
Quant au masque, je voudrais vous citer, comme je l’ai déjà fait sur d’autres sujets, le philosophe Slavoj Zizek.
“Ce qui m’intéresse, c’est comment il peut y avoir plus de vérité dans le masque que vous adoptez que dans votre véritable moi intérieur. Je crois toujours aux masques. Je n’ai jamais cru dans le potentiel émancipateur de ce geste : mettons bas les masques. Laissez-moi vous donner un exemple simple. Disons que dans la réalité je suis une personne timide, impotente et stupide, effrayée, mais dans mes interactions sur Internet j’adopte la personne d’un violeur brutal qui humilie les gens, bat les femmes, et ainsi de suite. C’est trop facile de dire : en réalité je suis un lâche mais là je m’imagine être un puissant macho. Et si c’était le contraire ? Et si j’étais réellement un type brutal, mais que dans la vie réelle, à cause de la pression sociale je l’oppresse, de telle sorte que le vrai masque est mon moi réel et authentique. La vérité émerge justement déguisée en fiction.”
Sauriez-vous nous dire, là encore, pour commencer, chacun à votre tour, quelle est la place du langage dans cette surface du sujet, dans ce sujet surface, ce masque “social”, ce “je” qui peut ou peut ne pas avoir d’autre fondement que lui-même ? Quand vous dîtes “je”, ce “je” a-t-il une existence en-dehors du langage ou n’existe-t-il que parce qu’il s’articule avec le langage, que parce que ce “je” est lui-même un masque qui tient un discours ?