L’Europe. Une Europe fédérale ou confédérale. Une fédération d’Etats, fédérés, dont le pouvoir est centralisé, en l’Etat fédéral, donc, régissant ces Etats fédérés. C’est le modèle qui s’est imposé en Suisse après la Révolution française. Pour la petite histoire, avant 1789, la Suisse est une confédération d’Etats souverains, ou plus exactement encore une confédération de collectivités aux régimes politiques variés, comtés, duchés, évêchés, villes et communautés rurales libres, cantons forestiers (Waldstätten), des peuples unifiés sans que leurs identités respectives, et pas seulement politiques, mais aussi linguistiques et religieuses, ne soient absorbées par une uniformité dont un Etat central, qui alors n’existe pas, aurait été la marque d’unité. Après la Révolution française, l’invasion de la Suisse par les armées napoléoniennes et l’échec de la République helvétique (1798-1803), conçue suivant le modèle centralisé, jacobin, de la République française, c’en est fini de la confédération et c’est ce modèle qui présidera à la mise en place de l’Etat fédéral moderne en Suisse à partir de 1848. Pour le dire autrement, l’ancienne Confédération d’Etats, indépendants et souverains, est remplacée par une Fédération de cantons, qui conservent une partie de leur souveraineté, suivant le principe très fonctionnel de la subsidiarité, mais en étant désormais assujettis à un Etat fédéral centralisé. On retrouve ce même modèle aux Etats-Unis, en Inde, en Allemagne… en Europe.
Fédération ou confédération, ce serait la question qui se poserait aujourd’hui à l’Europe, si l’Europe n’existait déjà, ce qui sera le point principal de mon argumentation. En réalité, l’Europe existe déjà, mais c’est son Etat dont la construction est actuellement discutée.
Je dirai donc, contrairement à Bourgeois, qu’en réalité l’Europe s’est faite, et bien faite, autour d’un projet tout à fait clair. Cette Europe, qui n’est pas celle de Bourgeois, ni même celle que l’on vend ou impose aux peuples européens, j’entends, à ceux qui habitent en Europe, qu’ils soient ou non des naturels des nations en lesquelles ils habitent, c’est l’Europe qui commence à peu près, et là je rejoins, momentanément, mais pour d’autres raisons, Bourgeois, avec l’Union occidentale en 1948 et, surtout, avec la CECA en 1952 (Communauté européenne du charbon et de l’acier). Car l’Europe, c’est avant tout l’Europe de l’économie, et pas de n’importe quelle économie, l’économie capitaliste des états européens de la reconstruction. Une communauté économique qui était tout de même déjà pourvue d’une Haute Autorité, d’une Assemblée et d’une Cour de justice.
Je ne vais pas plus développer, mais un grand absent de cette réflexion, ou plusieurs grands absents, ce sont au moins Lénine et Rudolf Hilferding. De Lénine, en particulier, et sans parler de l’Europe, il faudrait au moins relire L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, pour prendre conscience, s’il le faut, du noyau économique que constituent l’Angleterre, la France et l’Allemagne (il faut leur ajouter les Etats-Unis) au cœur de l’Europe en formation, centre économique du monde à la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe. On peut légitimement se demander ce que serait ou ne serait pas l’Europe aujourd’hui si elle n’avait été au noyau historique de l’émergence du capitalisme et de son expansion mondiale, dont l’impérialisme a tout de même été le principal vecteur.
Mentionnons aussi que l’idée européenne dans sa réalisation concrète, pratique, a connu de sinistre mémoire une première forme réalisation dans la première armée véritablement européenne effective, réellement déployée, et comprenant des divisions issues de la plupart des pays européens (Allemagne, Croatie, Ukraine, Lettonie, Estonie, Albanie, Hongrie, Pays-Bas, Hollande, Belgique, Italie, France, Russie, Biélorussie, Norvège, Suède, Danemark, et même deux divisions de cavalerie cosaque), à savoir la Waffen-SS. Et il est vrai que le projet hitlérien était à proprement parler un projet européen. On retrouvera d’ailleurs au sein de la droite radicale européenne un projet similaire, dans la fameuse Europe “de Dublin à Vladivostok” du militant fasciste belge Jean Thiriart, collaborateur pendant la guerre puis fondateur en 1962 du mouvement “Jeune Europe”, dont l’objectif est de créer un Etat jacobin européen. Son manifeste, en 1964, s’intitule Un Empire de 400 millions d’hommes : l’Europe. Ce projet n’est pas sans répandre son influence jusqu’à nos jours, puisque Thiriart ira par la suite rencontrer une partie de l’intelligentsia russe national-révolutionnaire et que ses écrits ont inspiré Alexandre Douguine, dont on sait à quel point les théories eurasiennes ont elles-mêmes eu une influence conséquente sur la doctrine géopolitique russe actuelle. On peut penser ce que l’on veut de la situation actuelle en Ukraine, il n’en va pas moins que la doctrine géopolitique de la Russie vise bel et bien à constituer un bloc continental eurasiatique, ou euro-russe, qui s’opposerait à l’empire maritime anglo-saxon (Etats-Unis + Angleterre).
L’Europe, disons-le, est avant tout un projet géopolitique, économique et militaire, dont l’unité politique, nécessairement verticale, peut ainsi être perçue de multiples manières. Ceux qui pensent que le monde dans lequel nous vivons est le meilleur des mondes possibles, que ce meilleur des mondes n’a pas et n’a pas à avoir d’en-dehors, comme nous le disions la dernière fois, peuvent considérer que l’Europe, économique et militaire, donc, comme assise d’une Europe politique, est nécessaire. Ceux qui partagent cette même pensée d’un monde sans en-dehors peuvent éventuellement critiquer le projet européen en considérant qu’il faut avant tout défendre la réalité territoriale, économique et militaire, de leur patrie historique, l’Etat-nation territorialisé dont ils sont les citoyens. Ces deux visions du monde nous renvoient au conflit historique entre bourgeoisie à vocation internationale et bourgeoisie nationale, l’équilibre de ces deux tendances garantissant la dynamique de développement historique du capitalisme mondial, sous la marque constante de l’oscillation entre protectionnisme et ouverture des frontières, en fonction des besoins du lieu et du moment.
Mais revenons un instant à Bernard Bourgeois. Il évoque une dualité entre un projet européen français, plutôt jacobinisant et universalisant, et un projet européen allemand, plutôt fédéralisant, sur les cendres du Saint-Empire. Alors qu’en réalité, nous le voyons bien avec l’exemple de la Suisse, laboratoire à taille réduite du projet européen (plusieurs Etats, fédérés, avec néanmoins un gouvernement centralisé depuis 1848, plusieurs langues, plusieurs confessions, une application assez forte quand même du principe de subsidiarité), c’est vers un état jacobin, vertical, que l’on essaie aujourd’hui de se diriger. Vous comprendrez qu’on est bien loin, me semble-t-il, de la profession de foi humaniste universalisante de Bourgeois, et que l’Europe, si elle peut encore être “l’artisan privilégié de la réconciliation pacifique de l’humanité avec elle-même”, ne le sera que par le biais de l’arasement marchand de l’ensemble de la planète. Et cette égalisation universelle ne pourra jamais être qu’une égalisation des conditions de vie de tous, partout, sans que soit remise en cause la division du travail, la répartition des individus en classes sociales distinctes, et ainsi de suite. L’égalisation du monde par la marchandise est une égalisation des inégalités, désormais partagées par tous où que l’on se rende sur le globe, l’Europe en tant qu’unité, et qu’unité que l’on peut faire remonter au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, unité conquérante d’empires coloniaux véhiculant dans leur diversité et leurs oppositions, leurs conflits, la même civilisation, cette Europe là est bien le modèle du monde, la marchandise ne se cachant toujours et encore pas très loin derrière un discours humaniste qui peut alors être mieux compris comme pure et simple idéologie.
Pour finir, j’inverserai donc la conclusion de Bernard Bourgeois, en disant que l’Europe s’est d’abord faite sans se penser, de la période des impérialismes jusqu’à la création des premières institutions de l’Europe, dans l’après Seconde Guerre mondiale, et qu’aujourd’hui qu’elle se pense, elle a bien du mal à se faire, quoiqu’elle, comme nous venons de le dire, se soit déjà faite par ailleurs. Et aujourd’hui, face à la perspective de la guerre, encore irréelle pour bien des gens, c’est bien une Europe économique qui prépare à se défendre par une Europe militaire.