Nous avons avancé l’impermanence comme qualité du sujet. Nous avons avancé l’idée d’un sujet qui serait au nœud de la multitude de discours qui le traversent, d’un sujet comme place vide en laquelle plusieurs textes, plusieurs énoncés, se tissent. Nous avons aussi avancé que le contour du sujet, ce qui en trace le bord, ce pourrait peut-être être la forme du corps, à savoir ce qu’Aristote définissait pour être l’âme. Et puis nous avons évoqué le sujet comme sujet collectif, comme groupe ou classe, nous demandant au passage quel était alors le corps de ce sujet, et nous demandant qui en énonçait la parole, le discours.
Nous avons aussi dit qu’un sujet habitait la langue, parfois avant même d’être là en tant que sujet, avant même de venir au monde, un sujet qui serait un fantôme de la langue, un fantasme, un sujet dont l’être dans la langue précède l’existence incarnée.
Alors, ce sujet évanescent, impermanent, presque liquide, ou vaporeux, spectral, tissu de discours, de textes qui se déroulent en-dehors en-dedans de lui, ce sujet, donc, qui nous échappe constamment, qui s’échappe à lui-même, qu’est-ce qui fait qu’il dure et qu’il consiste, qu’il a de la consistance ? Pour le dire autrement : qu’est-ce qui fait que le sujet ça tient et ça ne s’éparpille pas complètement ?
Ou, pour le dire encore autrement : qu’est-ce qui fait que le corps du sujet ça tienne et ça ne s’éparpille pas ? Vous me direz, hé bien, le corps, c’est tout-un, c’est le corps qui fait l’individu. Ce serait tomber dans l’illusion de croire que tout ce qui aurait un corps serait tout-un, ou plus exactement, puisque c’est ce qui nous intéresse ici, c’est un tout-un qui s’identifie comme tel, c’est-à-dire qui a non seulement une conscience de soi, mais aussi et surtout, une conscience de cette conscience, ou un inconscient de cette conscience, même si, vous l’aurez compris, pour ce qui est du sujet, conscient et inconscient c’est tout-un tou t en étant divisé, c’est un tout-un-divisé. C’est ça qui fait l’individu au sens de l’individu humain, de l’individu qui se pense comme tel, et pas seulement qui se vit comme tel, donc pas l’animal, pas seulement l’animal, voire même par l’animal du tout.
L’animal n’a pas besoin de savoir qu’il a un corps pour en connaître les limites, pour en connaître le tout-un, ou le tout-un-divisé. Pour l’homme, ce n’est pas si sûr et, à vrai dire, on est plutôt sûr du contraire, en particulier dans les psychoses, mais pas seulement. C’est un thème à part entière dans l’art, que ce corps tout-un qui se sait tout-un par une conscience consciente d’elle-même. Le corps qui se tient comme unité, je crois que toute l’histoire de la sculpture occidentale l’aborde, depuis Polyclète et Praxitèle, précédés par l’incroyable érotisme de la statuaire égyptienne, puis la Renaissance italienne, et la peinture, avec les nus peints par Ingres, et puis, toujours chez les sculpteurs, Rodin, bien sûr. Mais l’art s’est aussi penché plus qu’il n’en faut sur le corps morcelé, dont on remarquera tout de suite que c’est surtout, mais pas seulement, une problématique contemporaine : Bacon, bien sûr, quoi qu’on pense de lui, avant ça les surréalistes, on pense à Dali et à Bellmer, encore avant les cubistes, et, bien sûr, tout le travail des expressionnistes allemands, qui n’eurent de cesse de nous confronter au corps, à son morcellement, et à l’unité du corps tout entier qu’exprime le visage.