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En évoquant l’évanescence d’un “je” impermanent, qui à chaque instant s’échappe à lui-même, qui est à tout moment le même et un autre, nous avons insisté sur cette place vide qu’occupe le sujet, cette place vide dont le contour trace la forme de ce sujet qui dit “je”, comme rencontre et nœud des discours qui le traversent et le constituent. C’est la substance du sujet, ou plus exactement son existence en tant que substance que nous avons ainsi commencé à interroger.

Une petite précision ici quant au vocabulaire de la philosophie : la substance c’est ce qui a une existence en tant que soi, c’est ce qui, par exemple chez Aristote, persiste dans son être soi par-delà les changements qui l’affectent ; et l’essence est l’ensemble des propriétés qui permettent de définir une chose, c’est ce que l’on appelle aussi la quiddité dans la scolastique médiévale. Ajoutons un troisième terme : l’ainsité, peu utilisé dans les pensées occidentales, il est présent dans les pensées orientales, dont celles qui se rattachent au bouddhisme. L’ainsité c’est ce qu’une chose est en tant qu’elle est cette chose là et pas une autre, dans la singularité de son être-là.

Le sujet qui dit “je”, le sujet de l’énonciation, peut aussi être un sujet qui dit “nous”. D’où la question : un groupe peut-il être un sujet ? Ou: qu’est-ce qu’un groupe qui parle ?

Tout d’abord, ce groupe sujet est un groupe qui fait corps. Nous l’avons déjà dit : pas de sujet qui ne soit incarné. Ce qui, d’ailleurs, devrait aussi être discuté dans le café théo, puisqu’un sujet qui n’a pas de corps est, nous l’avons aussi énoncé, un sujet fantôme, qui hante la langue. Un fantasme. Alors, Dieu, s’il n’est pas incarné, est-il un fantasme, ou un fantôme ? Ou le monde lui-même, la création, est-il le corps de Dieu ? Et, d’ailleurs, la parole de Dieu ne nous est jamais relatée qu’à travers la parole de ceux qui se réclament de Lui, ses prophètes, ou ses évêques, par exemple, ou son Fils, qui, alors, l’incarnent. Ça c’est une particularité du christianisme par rapport au judaïsme et à l’islam : dans le christianisme, à tout le moins dans la théologie catholique, Dieu est incarné dans le corps et la chair d’un homme, son fils, il est incarné à travers l’eucharistie, et il est incarné dans l’église, “corps mystique du Christ”. Ici, ça reviendrait à se demander si l’église parle en tant que sujet.

Et puis, pour en revenir aux groupes, qu’un groupe puisse être considéré comme un sujet, et un sujet incarné, ne nous débarrasse pas de se demander et de savoir qui parle ? Quel est ce sujet collectif, qui parle, qui sont ceux qui détiennent, ou énoncent, prononcent, la parole de ce sujet ?

Pour continuer notre série de questions, je vous demanderais aussi : si l’on considère une société divisée en castes, ou en ordres, ou une société divisée en classes, ces castes ou ces ordres ou ces classes sont-elles des sujets ? La conscience de classe, c’est-à-dire le passage de la classe en soi à la classe pour soi, marque-t-elle l’avènement d’un sujet, d’une classe-sujet ? C’est une question très importante quand on aborde la dynamique des groupes sociaux, et qui vient de nouveau nous interroger sur leur nature. Nous avons évoqué à de multiples reprises la différence d’approche entre une sociologie qui donne la part belle aux groupes et aux dynamiques sociales institutionnelles, dont nous avons dit qu’elle relevait, cette sociologie, de l’étude de formes sociales qui durent dans le temps et dont la dynamique historique transcende les individus dont ces groupes sont constitués, et d’un autre côté une sociologie que l’on dira plus libérale, et qui privilégie la constitution des groupes par les individus qui les composent, sans qu’aucune forme sociale indépendante de ces individus ne puissent se constituer. Nous retrouvons ici la question de la substance : les groupes sociaux ont-ils une substance propre ? Ou, s’ils n’en ont pas, peuvent-ils se constituer en sujets ? Vous voyez bien quel est l’enjeu sous-jacent, notamment en termes de luttes sociales et politiques. Et quand je dis ordre, caste ou classe, je pourrais tout aussi bien dire fraternité, entreprise ou nation. Si ce n’est, justement, que certaines formes sociales peuvent peut-être se constituer en sujet, et d’autres pas. Il conviendra alors de nous interroger lesquelles et pourquoi.

Nous pourrions même aller plus loin, ce que certains ont fait, en se demandant si, en fin de compte, le sujet dans une société capitaliste avancée, plutôt que de s’incarner dans des classes antagonistes, a minima la bourgeoisie et le prolétariat, ce ne serait pas le Capital lui-même, comme dynamique sociale historique constituée par un processus d’accumulation infini de valeur, c’est-à-dire de travail mort, aliéné dans les marchandises qu’il a produites ? Un théoricien marxiste très peu connu, Jacques Camatte, est même allé jusqu’à évoquer ce qu’il a appelé l’anthropomorphose du Capital. Que voulait-il dire par là ? Il voulait dire que dans notre monde les hommes sont de plus en plus réduits à l’état d’objets, de marchandises, et qu’en ce sens il y a un devenir-marchandises des hommes et un devenir-homme, un devenir humain, du Capital, des mécanismes sociaux de la production et de la distribution. Mais, me direz-vous, quel rapport avec le langage, le discours, la parole ? Nous pourrions repérer les traces de cette articulation entre langage, sujet et capital, non seulement dans les processus de pensée des individus, puisque nombre d’entre-nous sont aujourd’hui devenus totalement incapables d’envisager des relations humaines qui ne soient pas calquées sur le modèle de l’échange marchand et du profit, mais aussi dans le langage lui-même et son assujettissement à ce modèle capitalistique-marchand.

N’oublions pas qu’en posant une première définition du sujet comme place vide en laquelle se rencontrent et se nouent une multitude de discours, comme place vide active d’où vont émerger d’autres discours qui à leur tour connaîtront une circulation sociale historique, nous avons souligné la perméabilité du sujet à tous les discours de son époque. Et la question qui nous viendra ensuite, croisée elle aussi à de multiples reprises, ce sera celle de la liberté de ce sujet et de son fondement. En effet, quels sont, chez ce sujet constitué des discours qui le traversent et producteur d’un discours qui est, d’une manière ou d’une autre, l’expression du nœud de discours qu’il est, les possibilités de constitution d’une identité, et avant tout d’une identité à soi, mais aussi d’une identité face aux autres (le masque ?), et quelles sont ses possibilités d’être un sujet libre, décidant des discours qu’il énonce ? Comment ne pas être le prisonnier des discours qui nous constituent, comment ne pas être le prisonnier de la langue ?