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Si l’on prend le corps, celui-ci commence à se former à partir de la fécondation, que ce soit ou non dans le ventre de la mère, puis ce corps va venir au monde, y grandir, y mûrir, y vieillir, y mourir. Ce corps vivant change tout au long de sa vie. Il n’est jamais le même, d’un instant à l’autre il change, mais reste malgré tout le même, le même en tant qu’unité. Son unité anatomique et physiologique ne s’éparpille pas, n’existe pas en différents lieux au même moment, il occupe une place unique, qui ne peut être occupée au même moment par aucun autre corps que lui.

En va-t-il de même du sujet et de sa supposée unité, précipitée, au sens chimique, dans le “je” ? Ce sujet, dont nous avons dit qu’il était, pour nous, pour commencer à y penser, le sujet de l’énonciation, le sujet qui dit “je”, quand commence-t-il, et où, quand finit-il ? 

Nous avons pu soupçonner qu’il était inscrit dans le langage avant même sa venue au monde, avant même sa conception. Mais qu’il soit inscrit dans le langage ne veut pas non plus dire qu’il ait déjà une existence propre en tant qu’entité sensible. Il existe avant de pouvoir dire, le sujet est là avant la parole, avant sa propre parole, il est même là, comme fantôme du langage, comme fantasme, à circuler dans le langage qui le précède. C’est dans ce langage là, dans cette première intertextualité, dans ce premier ensemble de discours, au nœud de ces premiers discours qui le précèdent, que naît le sujet, le sujet comme incarné dans un corps, et comme émanation de ce corps, tout à la fois. 

Le sujet, ce sujet qui pense et qui énonce le “je”, n’est donc pas l’âme, en tout cas pas l’âme chrétienne, créée par Dieu au moment de la conception, puisque le sujet comme sujet de l’énonciation, est inscrit dans le langage et y circule, parfois avant sa conception, puis à partir de celle-ci. Ce sujet, pourtant, n’est tout d’abord sujet en tant que tel, c’est-à-dire sujet de l’énonciation, qu’en tant que c’est toujours un corps qui dit “je”. Ce sujet qui déjà circule dans le langage avant sa conception, et qui donc sera le sujet de l’énonciation, de sa naissance à sa mort, est aussi un sujet qui continuera de circuler dans le langage après sa mort, sous la forme de la mémoire que les autres en auront, et des énoncés le nommant, sur le mode du souvenir, mais aussi à travers les discours que lui-même aura énoncé, soit de manière diffuse en ayant imprégné le discours des autres, soit de manière concentrée s’il nous a laissé des œuvres (livres ou autres). Il y a donc bien une éphémère éternité du sujet, si vous me permettez cet oxymore, à travers le langage et les discours tenus par le sujet lui-même, de son vivant et après sa mort.

Nous voyons bien ici, que ce sujet, qui est toujours le même sujet, n’est jamais vraiment le même. Il a pourtant suffisamment de consistance pour s’identifier lui-même comme sujet, et pour être identifié par les autres, aussi, comme ce sujet, qui serait toujours le même. Qu’il soit le sujet du masque ou le sujet derrière le masque, il est lui-même dans son propre changement, dans sa propre impermanence, dans son identité à lui-même comme dans ses doutes.

Et si ce lieu qu’il occupe au sein du langage, comme nœud de multiples discours, comme point de rencontre de ces discours, c’était le corps, son corps, justement ? Ça nous intéresse d’autant plus que c’est bien la forme de ce corps que l’hylémorphisme aristotélicien nomme l’âme. Chez Aristote, il y a bien l’hylé, la matière, et la matière du sujet, nous l’avons dit, c’est le corps, et morphé, la forme, et la forme du corps, c’est l’âme. Enfin, ce n’est pas non plus si simple, puisque j’ai parié avec vous depuis le début que la matière du sujet ce serait peut-être bien aussi le langage. 

Reprenons : nous avons le sujet comme lieu en lequel se nouent des discours, le sujet comme nœud de langage. La matérialité de ce nœud, de ce sujet, il la tient du corps, de son corps. Sans corps, pas de sujet. Sans langage non plus. Je vous ferai remarquer que le langage lui-même est matière. Matière écrite, matière de sons. Et le sujet qui pense, ce sujet pense langage, ce sujet est un corps qui pense, un corps recevant et émettant des discours, donc du langage. L’âme, dans le registre qui nous intéresse, ce serait donc la forme de ce lieu, le corps du sujet, en lequel des discours se rencontrent et se nouent, s’enchevêtrent. Et est-ce que l’âme, ici, alors, ce ne serait pas aussi le discours que le sujet tiendrait sur lui-même, et qui contiendrait tous les autres discours qui se rencontrent en lui et le forment ? L’âme, ce serait alors cette forme du corps qui se trace du discours que tient le sujet, en tant que sujet de son propre discours, sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation. 

Tout ce long développement introductif pour insister une fois de plus sur la dimension langagière du sujet, plus qu’une dimension, d’ailleurs, son fondement, à la rencontre d’une multiplicité de discours, de textes et, donc, une impermanence fondamentale, qui fait que le sujet, à chaque instant, est le même, en tant que ce nœud, en tant que ce corps et que cette forme, ce réceptacle de discours, et est aussi à chaque instant, un autre que lui-même, lui-même en tant qu’autre, un autre à chaque instant, puisqu’il n’y a pas de permanence des discours qui le traversent et qu’il énonce. 

C’est aussi pour cette raison, que l’attachement à l’idée de l’égo, la consolidation du moi, comme, par exemple, à travers les pratiques de développement personnel qui rencontrent aujourd’hui tant de succès, provoquent des cristallisations du sujet, qui finit par croire en sa propre permanence, en la réalité de sa substance, et, loin de le libérer, l’enferment dans une carapace, rigide, lui donnant l’illusion de cette prétendue forteresse intérieure, qui n’est jamais qu’un château de sable balayé par le temps.